Le 26 juillet dernier, la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris 2024 battait son plein. Si la plupart des téléspectateurs ont vu en ce spectacle une démonstration « grandiose et historique » de la France, comme le qualifiait le Comité d’Organisation de Paris 2024, certains s’en sont indignés, à l’image de l’extrême droite française. « On cherche désespérément la célébration des valeurs du sport et de la beauté de la France au milieu d’une propagande woke aussi grossière », s’insurgeait par exemple l’eurodéputée Marion Maréchal, laquelle s’offusquait, entre autres, contre « le trouple qui s’embrasse et les drag queens ». Même son de cloche du côté de Julien Aubert. L’actuel vice-président et membre du comité stratégique des Républicains avait qualifié cette cérémonie de « wokiste, où le sport a été invisibilisé par des messages politiques et sociétaux ». Sans réelle surprise, les partis les plus à droite de l’échiquier politique n’ont pas vraiment apprécié ce spectacle planétaire, à l’exception, peut-être, de la Marseillaise.
Pour la gauche écologique de Sandrine Rousseau, au contraire, cette cérémonie a été la « meilleure réponse à la montée du fascisme et de l’extrême droite ». Et de partager, toujours sur le réseau social X (anciennement Twitter) : « Que le monde soit woke. Il sera tellement plus beau ». Idem chez Marine Tondelier, secrétaire nationale des Écologistes, qui n’a pas hésité, quant à elle, à comparer les politiques d’extrême droite et leur vision anti-woke au fascisme. « Bon les fachos ! On a subi vos commentaires réacs toute la soirée sur la France, ce qu’elle devrait être, tout ça. La plus belle réponse, c’est cette délégation française diverse », a-t-elle tweeté sur X le soir de la cérémonie d’ouverture. La question est donc la suivante : être anti-woke implique-t-il nécessairement d’être « facho », comme l’insinue Marine Tondelier ? Pour Bruno Viard, professeur émérite de littérature française et auteur de Petite histoire du wokisme des Lumières à nos jours, « nous sommes tous wokes dans un sens, c’est-à-dire que nous nous considérons tous égaux. Nous sommes tous pareils, et nous sommes tous d’accord sur ce point, sauf si vous me dites que vous êtes pour Donald Trump ou du Rassemblement national ».
Wokisme : de quoi s’agit-il ?
Entre la gauche et la droite, comme bien souvent, c’est deux salles, deux ambiances. Ceux qui sont favorables au wokisme, et ceux qui ne le sont pas. Pourtant, trop fréquemment, cette notion est exagérément simplifiée, voire réduite. « Aujourd’hui, le terme ‘wokisme’ est une espèce de mot valise, magique, fourre-tout… On croit qu’après l’avoir prononcé, on a tout dit, alors qu’on sait à peine de quoi on parle. Et on loupe un débat extrêmement important sur la question de l’intérêt commun et sur la question des identités liquides et hybrides auxquelles nous faisons face. Et si on passe à côté de cela, on passe à côté de tout. Mais les politiques aiment passer à côté de tout, donc ce n’est pas grave », exprime Virginie Martin, professeure en sciences politiques. Car initialement, comme l’explique la politologue et sociologue, le wokisme « signifie ‘awake’, c’est-à-dire ‘réveillez-vous’, ‘les minorités, réveillez-vous’, ‘les femmes, réveillez-vous, prenez votre destin en main’. En français, on parle d’empouvoirement. C’est une espèce de réveil au regard des minorités et des discriminations qu’elles subissent ». Autrement dit : un sursaut.
Ses origines, le wokisme les doit à la France. Ces idées, d’abord portées par une cohorte d’intellectuels tricolores tels que Jacques Derrida, Michel Foucault ou encore Félix Guattari, ont ensuite conquis les États-Unis, avant de signer leur retour en France dans les années 70-80. « Il y a eu un aller-retour entre la France et les États-Unis. Certes, le mot ‘wokisme’ nous vient des campus américains. Mais ces problèmes sont arrivés de France, et de ce que nous avons appelé le structuralisme, qui est un mouvement de pensée plus ou moins contemporain de Mai 68, mais qui n’est pas la même chose. C’est un mouvement de contestation très virulent de ce qui se passait en France après la guerre. Depuis la France, le wokisme a donc gagné les campus américains. C’est ce qu’ils appelaient la ‘French Theory’. Là-bas, ils ont mis une loupe sur ce mouvement, l’ont développé, et puis c’est revenu en France », retrace Bruno Viard. Tel un effet boomerang, en somme.
L’intersectionnalité, « c’est avoir conscience des discriminations » ; et l’empouvoirement, « c’est reprendre le pouvoir sur sa vie », détaille Virginie Martin. Car pour la politologue, « on ne peut pas parler du mouvement woke sans parler d’intersectionnalité ». Ce concept selon lequel les discriminations se multiplient et s’entrecroisent pour un même individu. « Une personne est victime de discrimination quand elle subit un traitement différent en raison de son genre, son origine ethnique, sa religion. Quand les formes de discriminations se croisent, et se renforcent mutuellement, on parle de discrimination intersectionnelle », définit Amnesty International. Kimberlé Crenshaw, juriste afro-américaine et porteuse de ce concept dès 1989, dit « que l’on peut être pauvre, que l’on peut être femme, mais que l’on peut aussi subir des discriminations cumulées. Selon elle, nous devons regarder les discriminations à l’aune de trois variables : le genre, la classe sociale et la ‘race’ au sens américain du terme », développe Virginie Martin. « Le wokisme a deux têtes : d’une part l’identité sexuelle, et d’autre part la question du racisme et du post-colonialisme. Ce sont deux choses distinctes, mais qui peuvent se croiser. C’est ce qu’on appelle l’intersectionnalité », expose semblablement Bruno Viard.
Le wokisme : critique ou héritage des Lumières ?
Le wokisme est-il une continuation des Lumières, ou est-il, au contraire, une critique des Lumières ? Telle est la question à laquelle Bruno Viard s’efforce de répondre. « Il y a deux théories », partage l’auteur de Petite histoire du wokisme des Lumières à nos jours. Selon lui, « entre les Lumières et le wokisme, il n’y a pas une grande différence car les Lumières prétendaient déjà être un éveil par rapport aux ténèbres du Moyen Âge ». Toutefois, ce dont le professeur émérite de littérature française est certain, c’est que « le wokisme est une attitude très critique vis-à-vis du patriarcat, du colonialisme. On a l’impression que l’Europe, depuis le XVIIIe siècle, a fait tout faux. Et il y a une sorte de révolution culturelle qui fait du bruit ». En revanche, Bruno Viard refuse de remettre en cause toute la culture européenne. « Je considère que le wokisme, souvent, exagère. Et c’est dommage, car cela donne des arguments à ses adversaires. Si on nous demande d’envoyer par-dessus bord toute la culture européenne, je ne suis pas d’accord, car je considère que si en France, nous pouvons respirer à peu près tranquille, à la différence de Moscou, de Pékin ou de Téhéran, c’est grâce à la Révolution et aux Droits de l’Homme, entre autres. Il ne faut donc pas considérer que les Lumières n’ont pas fait le job, même s’il est vrai qu’elles ne l’ont pas fait à 100%. Mais elles ont donné le premier mouvement, ce qui est considérable », défend-il.
Une « exagération » qui accorde du crédit aux politiques extrêmes et qui affaiblit, de fait, le combat woke, juge Bruno Viard. « Ce que je cherche, c’est une position équilibrée et juste, qui consiste à dire que nous sommes tous pour l’égalité. Mais il ne faut pas être anachronique, il ne faut pas être simplificateur, il ne faut pas effacer des siècles d’histoire, il ne faut pas être dans le ressentiment et dans la vengeance comme s’il n’y avait que du mauvais dans la culture européenne. Quand on fait un bilan, il y a du positif et du négatif. Oui, il y a des critiques à faire, bien sûr. L’Europe a colonisé, et c’est une grosse erreur. Mais la décolonisation s’est faite au nom des Droits de l’Homme, qui est une œuvre européenne. La décolonisation est donc aussi européenne que la colonisation. Et si on ne voit pas ça, on tient des propos idiots. Et après, on apporte de l’eau au moulin de Donald Trump ou de Marine Le Pen », s’inquiète l’auteur, pour qui il ne faut pas tout confondre.
Le retour en force du wokisme
Depuis novembre 2024, le terme « wokisme » est présent dans la neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie française. Et même si sa définition interroge car incomplète, elle a déjà le mérite d’exister. « Les choses suivent leur cours et le wokisme est revenu en force depuis le début du XXIe siècle. C’est une poussée, une progression », relève Bruno Viard. En 2015, sous l’impulsion de François Hollande et Christiane Taubira, respectivement président de la République et ministre de la Justice d’alors, la loi autorisant le mariage pour les couples de même sexe est promulguée. « À cet instant, on commence à parler de la théorie du genre, et tout s’enflamme politiquement. Certains disent que ce serait nier la question biologique et qu’un enfant ne sera plus issu d’un couple hétérosexuel classique. Cela s’enflamme aussi sur les conséquences possibles de tout cela, à savoir la transexualité, la non-binarité, etc. Et pour contrer le caractère inflammable de cette histoire, tout le monde dit que la théorie du genre n’existe pas. Pourtant, elle existe bel et bien. C’est donc le premier incendie politique », rapporte Virginie Martin. Gauche et droite se déchirent alors sur le sujet : « Elles ont deux attitudes primaires, politiciennes. Une disant que la théorie du genre n’existe pas, et l’autre disant que l’ouverture du mariage homosexuel est la porte ouverte à tous les excès », poursuit la politologue.
Bien qu’à l’époque, le wokisme n’ait pas directement été associé à la promulgation de la loi sur le mariage pour tous, cette grande mesure sociale a tout autant divisé la classe politique française. Même si Virginie Martin se remémore une accalmie en 2017, année où Emmanuel Macron arrive au pouvoir. « Cela se calme, malgré les phénomènes de drag queens, de transexualité ou de PMA. On voit cependant que la question du genre est questionnée. Par ailleurs, les mouvements #MeToo ou Black Lives Matter se mettent en route, et vont largement asphyxier les interrogations sociologiques et universitaires. Toutes ces interrogations vont vraiment sortir du cadre de l’université, et cela va les instrumentaliser et les politiser jusqu’à plus soif. Et c’est à partir de là que nous avons basculé. Tout s’enflamme sur la question des identités sexuelles, de ‘race’, de genre, etc. Et politiquement, c’est ce terme de ‘wokisme’ qui se met en route à toutes les sauces », retrace la professeure en sciences politiques.
Le wokisme et sa politisation
Désormais, il n’y a pas un jour sans qu’un politique, peu importe son bord, n’emploie le terme de « wokisme ». Sur un plateau de télévision ou sur les réseaux sociaux, cette notion est à la mode. Mais comme vu précédemment, le wokisme est souvent mal compris. « Il y a une forte confusion autour de cette notion. Maintenant, quand les politiques parlent de wokisme, ils disent que les identités sont devenues plus importantes que les autres sujets », analyse Virginie Martin. Et si ce concept a d’abord été un combat en faveur des minorités, il est aujourd’hui politisé à l’extrême, et souvent décrié. « La droite et l’extrême droite critiquent beaucoup le wokisme. Une fois qu’ils ont dit ‘wokisme’, ils ont dit ‘fantôme’, ‘diable’… Ils simplifient à outrance, et une fois qu’il ont dit ce mot, ils ont l’impression d’avoir tout dit », observe la politologue. Si la droite s’oppose massivement au wokisme, la gauche, contre toute attente, n’est pas de tout temps en harmonie avec ce concept, comme l’explique, une nouvelle fois, Virginie Martin : « La gauche n’est pas toujours très à l’aise avec le wokisme. Ce n’est pas aussi tranché que cela. Par exemple, Arnaud Montebourg, lorsqu’il a essayé de revenir pour la présidentielle (de 2022, ndlr), disait d’arrêter de parler des questions sociétales tout le temps, pour se concentrer sur les questions économiques et sociales. Donc il y a aussi une partie de la gauche qui n’est plus d’accord avec cette stratégie, qui peut créer des excès ».
Cette très forte politisation du wokisme entre gauche et droite délaisse finalement sa cause première : défendre les minorités face aux injustices. « Cette notion a pris des dérives politiques radicalisées. C’est pour cette raison qu’une certaine gauche n’est pas d’accord avec ce qu’il se passe. On a, de fait, une extrême gauche qui travaille véritablement à un électorat identitaire ; et une extrême droite qui travaille à une politique identitaire. Et donc l’identité finit souvent par être le pire et le pire, alors qu’au début, c’était censé être le meilleur et le meilleur. Mais au milieu de toutes ces fourches caudines, maintenant c’est identité contre identité. Et c’est là où il faut que cela s’arrête. Car s’il était important de travailler sur la question woke, on loupe aujourd’hui une subtilité, on s’enferme dans des logiques politiciennes et cela instrumentalise de toutes parts les identités », constate la politologue et sociologue Virginie Martin. Bruno Viard parle quant à lui « d’une guerre idéologique terrible » pour évoquer le wokisme politisé d’aujourd’hui. « Dans tous les pays, on retrouve une opinion qui résiste complètement à ce concept. Pour simplifier, on pourrait l’appeler le populisme ». C’est certain, la montée en puissance des politiques d’extrême droite – de Donald Trump, Elon Musk ou, plus proche de nous, Jordan Bardella – ne va faire qu’accroître le discours anti-woke.