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« Triste tigre » de Neige Sinno : une libération de la parole autour de l’inceste

Paru aux éditions P.O.L lors de la rentrée littéraire 2023, Neige Sinno signe ici un nouveau roman avec “Triste tigre Paru aux éditions P.O.L lors de la rentrée littéraire 2023, Neige Sinno signe ici un nouveau roman avec « Triste tigre ». L'autrice se livre sur son enfance et l'inceste dont elle a été victime de ses sept à quatorze ans. Ce roman a été récompensé par les prix Le Monde, Femina, les Inrockuptibles et le prix Blù Jean-Marc Roberts.

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Une littérature de l’inceste

Triste tigre n’est pas le premier roman à s’aventurer sur le terrain de l’inceste et des violences sexuelles, mais il renoue avec l’esthétique littéraire. En effet, des autrices comme Christine Angot avec Le Voyage dans l’Est (2021) et L’inceste (1999), Camille Kouchner dans La Familia Grande (2021) ou encore, Vanessa Springora et Le Consentement (2020) avaient déjà écrit sur ce sujet.
Après des années de réflexion, Neige Sinno propose, dans un style vif et délicat, un récit de l’ordre du témoignage avec le vécu de la victime mais aussi une étude sur l’inceste en littérature. Par ailleurs, ce roman invite à démonter les idées reçues que nous pouvons avoir sur le viol et à réfléchir sur les moyens des raconter ce que l’on ne peut pas raconter.

Faire le portrait du bourreau

Ce récit, ce témoignage, revient sur des événements qui ont marqué la jeunesse de Neige Sinno qui a été violée par son beau-père de ses sept à quatorze ans. Au-delà de décrire ces scènes et de raconter son histoire, elle tente, à travers la littérature, de s’interroger sur le portrait de son violeur et de rentrer dans sa tête. Triste tigre s’ouvre alors sur les motivations la poussant à élaborer le portrait de son agresseur plutôt que de la victime. Selon elle, « ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau. Les victimes, c’est facile, on peut tous se mettre à leur place. […] Les bourreaux, en revanche, c’est autre chose. » Dresser le portrait de son agresseur lui permet de comprendre les arguments avancés par son beau-père, utilisés pour se justifier de l’avoir choisi elle. Entre autres, deux des raisons invoquées étaient celles de l’amour qu’il lui portait : « Il disait qu’il m’aimait. Il disait que c’est pour pouvoir exprimer cet amour qu’il me faisait ce qu’il me faisait, il disait que son souhait le plus cher était que je l’aime en retour. […] Ensuite, il me punissait de mon indifférence à son égard par des actes sexuels » et de l’absence de reconnaissance de la parte de Neige Sinno qui se refusait de l’appeler « papa ». Par ces paroles, elle explique que son agresseur usait du processus de culpabilisation pour qu’elle l’intériorise, petite.
Le nom de son bourreau n’est jamais cité et il est décrit comme un homme sportif, amoureux de la montagne et qui pouvait se montrer violent.
Au-delà du témoignage, l’autrice étaye son propos avec des articles de presse et des romans antérieurs traitant de l’inceste ou de l’utilité discutable de la littérature dans le processus de guérison. 

Une esthétique littéraire novatrice

Dans son roman, l’autrice adopte une posture pédagogique puisqu’elle se concentre aussi sur l’analyse d’articles de presse ou de la littérature plutôt que de se concentrer sur les scènes de viol. Dans l’émission de la Grande librairie du 20 septembre, elle explique qu’elle a eu recours à la non-fiction pour amener le lecteur dans sa tête et non dans son histoire. C’est à cette occasion qu’elle propose, dans certains passages, une réflexion sur les mots et le langage pour tenter de raconter ce que l’on ne peut pas raconter. A cette fin, elle prend pour exemple un article de presse du Dauphiné publié en 2000.
Neige Sinno se montre également présente dans son texte en intervenant de manière directe lorsqu’elle s’adresse à ses lecteurs. A plusieurs reprises, elle revient sur le processus d’écriture en portant un regard critique sur la redondance des termes qu’elle utilise mais aussi sur la confection même de ce roman. « Ami lecteur, amie lectrice, […] voici donc un aveu que je me dois de te faire, car je ne nourris point le désir de te fourvoyer : prends garde à mes propos, ils avanceront toujours masqués. Ne prends pas ce texte dans son ensemble pour une confession. Il n’y a pas de journal intime, pas de sincérité possible, pas de mensonge non plus. Mon espace à moi n’est pas dans ces lignes, il n’existe qu’au-dedans. »
L’autrice s’excuse également de nous choquer avec ce qu’elle raconte, les mots qu’elle peut utiliser et les scènes qu’elle décrit.

« C’est une exploration autant sur le pouvoir que sur l’impuissance de la littérature »

Sur le site web des éditions P.O.L, nous pouvons lire que ce roman « est une exploration autant sur le pouvoir que sur l’impuissance de la littérature ».
« Pouvoir » puisque l’autrice écrit Triste tigre pour démonter les clichés autour de l’inceste et des réflexions que nous pouvons nous faire en tant que lecteur ou comme professionnel. Elle prend l’exemple d’un journaliste du Dauphiné qui considère que la petite fille qu’était Neige Sinno a parlé pour se libérer et guérir. Or, l’autrice affirme qu’elle a toujours démenti ce présupposé et que derrière ce roman se dessine une volonté de protéger les enfants.
« Impuissance » car l’écriture ne lui a pas permis de se sauver. Elle explique que le processus d’écriture n’a d’effet que si la personne a pu se défaire de son passé et venir à bout de ce trauma. La littérature ne peut être considérée comme une thérapie. Ecrire est donné possible par le détachement de cette souffrance. Elle cite même Virginia Woolf sur ce sujet : « Si on peut en parler, écrit Virginia Woolf, c’est que l’événement est détaché de la souffrance pure, qui se vit sur le mode de l’irréel. Il ne devient réel que quand il est saisi à travers le langage. »

A travers Triste tigre, Neige Sinno ouvre un nouvel horizon à la littérature de l’inceste en réinventant les codes esthétiques et les thématiques abordées. Elle confie même se placer dans la continuité des autrices citées précédemment en ne reprenant pas les mêmes schémas narratifs.

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