De quoi ça parle ? : À l’aube de ses cinquante ans, Elisabeth Sparkle, gloire absolue du cinéma et présentatrice d’une émission de fitness, est remerciée par ses producteurs, recherchant une animatrice plus jeune. Profondément blessée, elle va avoir recours à un produit miracle, la Substance, qui permet de faire naître un clone de soi-même ; plus jeune, plus beau, plus parfait. Mais une seule règle est à respecter : il faut alterner entre les deux versions tous les sept jours.
Qu’est-ce que j’en pense ? : On entend souvent dire, à raison, que le cinéma de genre est compliqué à faire en France, les institutions étant souvent frileuses à l’encontre des films d’horreur tout particulièrement. Ainsi et en dépit des grands talents dont nous disposons sur le territoire, rares sont les films de ce style à obtenir une telle couverture médiatique et une exploitation à si grande ampleur que celles de “The Substance”. Grand succès public et critique, ultra médiatisé, lauréat du prix du meilleur scénario au dernier Festival de Cannes, le second film de Coralie Fargeat déchaîne les foules internationales.
À juste titre.
Horrible Hollywood
Quelques années après un premier film imparfait, “Revenge”, sorti en 2017 et s’appropriant les codes du sous-genre horrifique du “rape and revenge”, la cinéaste livre ici une œuvre radicale, jusqu’au boutiste, à la lisière du l’absurde et du grand guignol jouissif.
Ramenant sur le devant de la scène l’impressionnante Demi Moore, accompagnée de la très populaire et brillante Margaret Qualley, “The Substance” va dépeindre le face-à-face de ces deux protagonistes, pourtant une, sombrant dans le carnage de l’auto-destruction comme semblant de finalité.
Que se passe-t-il lorsque l’on n’arrive plus à avoir confiance en soi ?
Bien sûr, Fargeat nous parle ici des horreurs engendrées par l’obsession du paraître, devenu une norme et une caractéristique conventionnelle à Hollywood, milieu qui va considérer comme des rebuts ces femmes vues comme plus assez jeunes.
Mais plutôt que de sombrer dans du cinéma plus social, plus réaliste, mais sans jamais oublier son propos initial, la réalisatrice va prendre au pied de la lettre l’expression “chair fraîche”, représentant ce envers quoi les producteurs hollywoodiens sont en constante quête.
Le beau au service du sale… ou l’inverse ?
“The Substance” est donc un vrai film de body horror, filmant des corps nus, des corps à vif, des corps meurtris, des corps déformés. Plutôt qu’un cinéma d’auteur à la Julia Ducournau, finalement plus sage quand bien même intéressant, Fargeat va emprunter aux visuels très organiques de David Cronenberg et aux histoires rocambolesques et cultes de John Carpenter.
Si le film ne cache jamais quelles sont ses inspirations – le cinéma de Kubrick en tête, presque tous ces films étant directement ou indirectement convoqués dans “The Substance” – il ne peine pas à trouver une patte qui lui est propre et dissociable, notamment par des visuels très marqués et des choix de mise en scène extrêmes.
Ceux-ci passent par de nombreux procédés que l’on voit rarement au cinéma, comme les très gros plans ou encore les grands angles, déformant les visages en des masses peu harmonieuses.
Cet effet est notamment utilisé pour représenter Harvey (vous l’avez ?), le producteur de l’émission, et en général tous les businessmen du film, pour accentuer leur aspect disgracieux, dégoûtant, vicieux. Fargeat n’a donc pas peur d’un certain ridicule, allant nous le montrer jusqu’aux toilettes en train d’uriner avec un très gros plan sur son visage.
Vous l’aurez compris, la cinéaste ne fait pas dans le subtil pour appuyer son propos, mais cela donne lieu à des images fortes, drôles, impactantes et uniques.
L’horreur et… le rire ?
Car oui, malgré sa violence démentielle sur laquelle je reviendrai, le long-métrage de Fargeat est véritablement drôle, allant jusqu’à parfois provoquer l’hilarité tant ce qui nous est montré est poussé au bout de la grossièreté qu’il est possible de filmer. Cet aspect grossier est bien entendu volontaire, permettant d’ajouter, donc, cette dose d’humour, mais également d’appuyer la critique acerbe du système tout en permettant au film de repousser quelques limites du gore.
Les personnages sont caricaturaux, certains semblant même être sortis de Tex Avery tant ils semblent ne pas appartenir à notre monde, cela passant également par leur filmage. . Mais ce décalage est nécessaire pour que nous puissions accepter sans problème la déferlante de sang et de coups qui s’abat dans le dernier tiers du film.
Let there be carnage
Il est en effet impossible de parler de “The Substance”, et de body horror en général, sans aborder la question d’une certaine violence. Si les filmographies précédemment mentionnées de Cronenberg et de Carpenter utilisent ce genre, respectivement, d’une manière clinique et d’une manière vraiment horrifique, Fargeat décide de plonger tout entière dans le bain de sang.
Progressivement, le métrage va amener de plus en plus de scènes gores, débutant par des passages dérangeants avec de petites aiguilles pour arriver à l’effusion finale.
Incroyablement jouissif, de par notamment des effets pratiques et de maquillages grandioses (et je pèse chacun de ces mots), ainsi qu’une générosité et une créativité sans pareils dans les scènes gores, le film n’oublie pas de mettre cette absolue violence au service de son propos.
Dans “The Substance”, la violence est perpétrée par Elisabeth envers elle-même, bien que représentée par son double, mais le film nous rappelant sans cesse qu’elles ne sont qu’une. Cette violence est finalement celle d’une femme envers son propre corps, qu’elle ne parvient plus à aimer ni à accepter à cause des impératifs qui lui ont été assénés.
Body horror et sursaut féministe
À ce titre, fort d’une autre corde à son arc, “The Substance” ne minimise pas la gravité de son sujet central – la perception de la décrépitude de son corps féminin par les regards externes faussés et toxiques – par la surabondance d’humour et de gore, mais vient bien jouer également la carte de la sensibilité. Dans quelques scènes, plus ancrées dans notre réalité, Elisabeth est rattrapée par sa solitude dans laquelle le milieu hollywoodien l’a mise, solitude amplifiée par le succès tonitruant de Sue, son double “parfait”, qui lui est rappelé à chaque seconde par un panneau publicitaire placé en face de son appartement.
L’émotion survient principalement dans deux scènes, dont l’une ne peut être dévoilée car elle arrive à la fin du métrage. L’autre est un rendez-vous galant avec un homme bienveillant auquel Elisabeth, souhaitant pourtant sortir de sa solitude, ne peut se rendre faute de se sentir bien dans sa peau et désirable comme on lui a, à tort, toujours dit d’être.
La force du film est donc que n’importe quel spectateur, quelque soit son âge, son sexe, son expérience ou son statut, par la survenance de scènes comme celle-ci, puisse comprendre l’impact que les mots et le monde du travail médiatisé peuvent avoir.
Un savoir-faire à la française !
Je l’ai déjà un peu abordé, mais cette émotion se confronte à la violence brute et organique du métrage, dont l’exceptionnel travail du secteur des effets spéciaux en permet la représentation à l’écran. Plutôt que de recourir à des effets numériques, “The Substance” privilégie le pratique et le palpable. Les chairs qui se déchirent et s’assemblent en une masse informe sont bien présentes sur le plateau ; les hectolitres de sang pulvérisés ne sont pas générés par ordinateur.
Tout est criant de vraisemblance, et il faut véritablement s’agenouiller face à la maestria totale de la gestion de ces effets, maquillages et prothèses étant sensationnels de dégueulasserie et de crédibilité, permettant l’aspect jouissif dont le film se dote.
Un « high concept » de « high quality »
Mais là où le film de Fargeat aurait pu trébucher, c’est sur son concept. On entend parler dans le cinéma d’horreur de métrage à “high concept”, désignant une œuvre disposant d’un concept narratif fort et unique permettant à lui seul de résumer et présenter l’entièreté de celle-ci.
Nombreux sont les films à se revendiquer d’un tel concept, véritablement intriguant, mais venant se casser les dents lorsqu’il s’agit de le développer ou de faire tenir la cohérence et l’intérêt du spectateur sur toute sa durée. Il n’est pas rare que de tels œuvres “high concept” sombrent dans la lassitude, le manque d’idée ou l’incapacité à faire tenir debout et de manière cohérente ce concept, nous faisons ressortir avec une sensation de frustration et d’inaboutissement.
Là où “The Substance” excelle, c’est qu’avec ce “high concept” très fort et distinctif dont il se dote, il aurait pu aisément sombrer dans l’un de ces écueils. Mais bien heureusement, l’intelligence de sa cinéaste et la justesse et ingéniosité de son écriture en font un film allant systématiquement au bout de son concept, en explorant toutes les facettes, nous laissant admiratif et comblés.
En effet, durant mon visionnage, à chaque fois que je me posais un question comme “Mais que se passerait-il si telle chose arrivait ?” (question récurrente face au concept du métrage), Fargeat y avait pensé avant moi et y répondait. Le tout en est alors très satisfaisant, totalement crédible et cohérent, et d’un ludisme dingue dans le jusqu’au boutisme de son procédé.
Et le fait d’aussi bien exploiter un concept si difficile, en en explorant et analysant absolument toutes les facettes et en le rendant constamment cohérent, ça mérite bien son prix du meilleur scénario à Cannes, non ?
“The Substance” est une œuvre horrifique rare, unique, brillante, qui rencontre le succès qu’elle mérite. En espérant retrouver le film dans les cérémonies de récompenses …