Bella au pays des étranges merveilles
De quoi ça parle ? : Après s’être donnée la mort par noyade, Bella Baxter est ramenée à la vie par l’original mais brillant docteur Godwin Baxter. Son corps de femme adulte est intact, mais son cerveau est remplacé par celui de son enfant à naître. Ignorant désormais tout de ce qui l’entoure, Bella décide de partir à travers les continents pour découvrir le monde et ses codes.
Qu’est-ce que j’en pense ? : Dès le premier plan du film, le ton est donné : Pauvres Créatures sera une œuvre bizarre, unique, décalée, d’une magnifique étrangeté. Immédiatement, les couleurs et l’atmosphère si particulière happent le spectateur, nous plongeant dans ce qui sera une expérience comme nous n’en avons jamais vécue ; pendant plus de deux heures, nous allons voyager dans un univers tangible et pourtant fantasmé, sublime et pourtant terrifiant, drôle et pourtant tragique.
Découpé en chapitres, dont les cartons d’annonce rivalisent de splendeur et d’inventivité, il est peu dire que la première demie-heure peut être rude. En noir et blanc, filmés selon des angles peu orthodoxes, nous découvrons l’étrange personnage qu’est Bella, véritable Frankenstein féminin, et son “père” et créateur, surnommé “God”, à l’apparence charcutée et de prime abord repoussante.
Rapidement, le malaise s’installe, provoquant quelques grimaces et sourires de gêne. Bella est une enfant dans le corps d’un adulte, donnant lieu, au premier stade de son développement, à nombre de situations risibles.
Puis tout s’accélère, à l’image du cerveau de cette expérience qui croît et évolue de jour en jour. Bella grandit vite, trop vite ; elle est ce réceptacle naïf qui va nous permettre de découvrir, avec elle et de manière exacerbée, un monde fantasmé que l’on a l’impression de connaître, avec ses splendeurs et ses horreurs.
L’une des grandes forces de Pauvres Créatures est ainsi de vouloir, sans prétention, brasser un large nombre de thématiques et de visuels, le rendant d’un ludisme remarquable et favorisant l’émerveillement à chaque instant. Lánthimos déploit tout son talent de directeur artistique, créant et renouvelant en permanence des images marquantes, sublimes, choquantes, toujours d’un génie créatif vraiment hallucinant.
Chaque chapitre nous emmène dans une ville bien connue (Lisbonne, Alexandrie, Paris, Londres), mais la transformant en une vision fantasque, déformée, semblant idéalisée mais cachant toutes les horreurs de notre monde.
Pauvres Créatures, voulant nous présenter une femme découvrant le monde, va nous confronter à la réalité des choses : la violence, le sexe, les excès, beaucoup d’excès. C’est vrai, si vous êtes sensibles à ces thèmes, le film pourra vous repousser, d’une radicalité totale notamment dans l’émancipation de son personnage, passant par l’étape de la libération sexuelle. Le métrage en est donc graphique, explicite, sans détours, et peut donc choquer voire énerver de par un propos et une imagerie fortes, mais toujours à propos et amenés, tantôt avec subtilité tantôt avec une lourdeur volontaire, avec une justesse et une inventivité folles.
Il s’agit donc là d’une proposition engagée et puissante, mais tant osée et jusqu’au boutiste dans ses procédés narratifs comme visuels qu’elle peut décontenancer. Et là réside ce qui en fait une œuvre clivante certes, mais l’une des plus passionnantes qu’il m’ait été donné de voir.
Outre sa sublime plastique et sa fascinante narration, Pauvres Créatures doit également beaucoup à la performance de ses comédiens : Willem Dafoe, comme à son habitude, est impeccable, cela va sans dire. Mark Ruffalo, dans un rôle de personnage ridicule et détestable, est parfait, apportant une touche burlesque et théâtrale bien sentie au métrage. Malgré leurs talents, ces derniers se font cependant totalement évincer par la performance de la comédienne principale, Emma Stone. Dans un rôle encore jamais vu sur un écran, celle-ci a dû désapprendre tous les codes cinématographiques et sociétaux et repartir de zéro pour se mettre au niveau de son personnage, une coquille d’abord vide qui va s’enrichir et grandir petit à petit. Donnant tout dans sa gestuelle et son phrasé, sa performance, bluffante à défaut de mot plus fort, est l’une des plus impressionnantes jamais vues, et lui a valu nombre de prix mérités tant ce rôle restera dans les annales.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur Pauvres Créatures, tant il est maîtrisé de bout en bout, forçant l’admiration la plus totale à chaque seconde. Un mot est également à mettre au crédit des costumes et décors du film, d’une technicité et d’une innovation irréprochables, à l’instar de toute la technique du film.
La musique composée par Jerskin Fendrix, d’un aboutissement qui force l’admiration, participe également à cette cohésion totale et globale qui fait du film une proposition somme et remarquablement tenue.
Pauvres Créatures est donc une œuvre radicale, une œuvre rare, une œuvre osée, une œuvre passionnante. N’ayons pas peur des mots, un chef-d’œuvre parfait.
Le cinéma de Lánthimos, ou quand la Grèce vient électriser le cinéma américain
Né en 1973 à Athènes, Yórgos Lánthimos s’intéresse vite au cinéma dystopique et satirique, admirant le cinéaste espagnol Luis Buñuel, réputé pour son surréalisme avant-gardiste.
Le réalisateur grec réalisera son premier film en 2001, My Best Friend, mais c’est avec Kinetta en 2005 qu’il commence à se faire remarquer dans son pays.
Rapidement il attire l’attention de la sphère cinéphilique internationale avec son troisième long-métrage, le dérangeant et particulièrement absurde Canine, dépeignant le quotidien d’adolescents dont le monde extérieur leur est caché par leurs parents. Avec ce film, remportant le prix « Un certain regard » au Festival de Cannes, on retrouve les axes chers au cinéaste : le conditionnement de personnages dans un mode de vie étrange qu’ils n’ont pas choisis, qui les mènera à chercher une certaine forme de libération.
Fort de ce succès, Lánthimos réalise un dernier film produit dans son pays d’origine, Alps, qui gagnera le trophée de meilleur scénario à la Mostra de Venise en 2011.
C’est à partir de The Lobster, en 2015, que le metteur en scène installera ses productions cinématographiques ailleurs dans le monde, notamment en Angleterre et aux États-Unis. Pour ce film, il recevra l’important Prix du jury du Festival de Cannes.
Les récompenses continueront de pleuvoir, tous ses films remportant de prestigieuses distinctions : Prix du scénario à Cannes pour Mise à mort du cerf sacré en 2017 ; Grand prix du jury et Coupe Volpi de la meilleure interprétation à la Mostra de Venise en 2018 pour La Favorite, en plus de glaner entre autres 10 nominations aux Oscars, dont la statuette de meilleure actrice reviendra à Olivia Colman.
La consécration du cinéaste ne s’arrête pas là, et advient plus que jamais avec Pauvres Créatures, son dernier film en date. Celui-ci reçoit le Lion d’Or à la Mostra de Venise en 2023, faisant suite à une ovation de dix minutes, avant de repartir avec le Golden Globe du meilleur film musical ou de comédie. L’American Film Institue le compte dans son top 10 de l’année 2023, et le parcours de Pauvres Créatures n’est pas près de s’arrêter : raflant nombre de prix dans les différentes cérémonies de récompenses, notamment grâce à l’interprétation d’Emma Stone, le film a surtout été nommé 11 fois aux Oscars, qui se sont tenus le 10 mars dernier, où il en a remporté 4. Dont la meilleure actrice pour Emma Stone, son deuxième à seulement 35 ans après celui pour La La Land en 2017.