Patriarchie Magazine
Toutes ces couvertures sont en réalité celles d’un magazine factice, qui n’a de tangible que ces multiples affiches qui naissent entre les doigts des artistes qui défilent sur le projet (Cobie Cobz, Lolla Wesh, Arthak, Adult Air, FX Von HL et Pauline Rochette elle-même). Cependant, les injonctions patriarcales que Patriarchie Magazine dénonce existent bel et bien, et ces titres et illustrations sarcastiques ne font qu’en dévoiler l’ampleur dans la vie de chaque femme.
Selon Pauline Rochette, cette série dévoile finalement la « misogynie intériorisée » qui se perpétue encore aujourd’hui. En effet, les titres du type « Être un objet c’est être utile » ou encore « 10 insultes qui prouvent que ton copain tient à toi » s’enchaînent à côté d’illustrations tout aussi grinçantes qui mettent en scène des femmes hypersexualisées ou en train d’être maltraitées par des mains d’hommes.
Les injonctions les plus insidieuses – mais pas les moins violentes – du patriarcat sont ici complètement mises à nu par des phrases comme « Dossier : dis-tu assez que tu es désolée ? » ou encore « Sérieux mais Casual : on a trouvé LA tenue idéale pour aller porter plainte pour viol au commissariat ! ». L’absurdité et le culot de ce genre d’assertions sont tels qu’elles prêtent à rire et à se moquer de ces diktats patriarcaux, complètement décrédibilisés. Comme l’annonce dès le départ le site de l’association, Pauline Rochette parle « le français, l’anglais et le sarcasme couramment » : et en lisant tout cela, on ne peut que l’admettre.
Les inégalités salariales, le mansplaining (= fait pour un homme d’expliquer la vie à une femme parce qu’elle est une femme), les critères de beauté inatteignables, la précarité financière des femmes, la grossophobie, les violences faites aux femmes… rien n’échappe à l’équipe de Patriarchie Magazine, qui s’empare de chaque sujet avec son humour noir et son ton décalé. En effet, l’association n’est pas connue pour sa réserve ou sa gravité, au contraire, et ces affiches raviront les amateur∙ices de féminisme et d’art comme les amateur∙ices d’humour. On peut citer à ce titre un autre des en-têtes : « Violences domestiques en hausse : les femmes moins agaçantes dans la vraie vie ? ».
Détourner les codes déjà existants
Dans le magazine comme sur leur compte Instagram, Patriarchie se « réapproprie les codes féminins » selon Pauline Rochette. En effet, leur communication est « hyper girly », tout en rose, en couleurs pastel ; le magazine met des petits cœurs sur ses « i », joue d’expressions du type « less is more » … Tout ceci dans une démarche profondément sarcastique.
En effet, comme l’illustre parfaitement leur logo qui se compose d’un cœur avec une flamme, cette entreprise de réappropriation des codes dits féminins va de pair avec une profonde remise en question de ceux-ci, et un refus de s’y plier. Si le cœur connote la douceur et la tendresse que l’on prête encore aujourd’hui aux femmes selon un point de vue essentialiste dépassé, le feu connote pour sa part l’embrasement, la colère – la révolution. Il montre que les femmes sont bien décidées à renverser ce patriarcat qui les étouffe – et à changer le bûcher de victime.
Logo de l’association. Source : https://www.instagram.com/patriarchiemagazine/
Concernant le projet Patriarchie Magazine et la reprises des codes des magazines féminins eux-mêmes, l’inégalité et le sexisme reposent finalement sur le fait même que ces magazines n’aient pas de réel équivalent masculin – preuve, s’il en fallait une autre, que les femmes sont toujours bien davantage affectées par les injonctions morales et physiques que ne le sont les hommes.
Prôner la solidarité féminine
Si les magazines féminins sont souvent tenus ou écrits par des femmes ayant intériorisé les diktats patriarcaux, et qui les imposent donc plus ou moins inconsciemment à d’autres femmes, il s’agit cependant encore souvent d’hommes à la tête de tels journaux. Déconstruire le patriarcat, c’est donc bien déconstruire les femmes comme les hommes. Néanmoins, tout cela ne doit pas masquer la solidarité qui existe bel et bien entre les femmes.
Cette sororité a notamment pu se consolider grâce au fait qu’elles ont désormais enfin une place dans la société. Autrefois, quand il fallait se battre pour obtenir « quelques miettes du monde des hommes » comme le dit Pauline Rochette, leurs relations étaient plus souvent de l’ordre de la compétition, toujours dirigées vers un ou des hommes. Aujourd’hui, elles sont écrivaines, politiques, humoristes… et nous inspirent toustes. Mais le combat n’est pas fini, puisque les stéréotypes du type « les femmes ne sont pas drôles », « les femmes sont chiantes » … abondent encore dans les mentalités, de manière intériorisée.
Pour Pauline Rochette, les hommes n’ont pas le même rôle à jouer que les femmes dans les féminismes. Il s’agirait avant tout de quelque chose qui regroupe les femmes entre elles, qui leur permet d’être actrices de leur propre lutte. Les hommes y sont aussi inclus ; on parle par exemple des violences faites aux hommes, notamment dans les cas d’inceste. Mais ils n’en sont néanmoins pas le sujet principal, et doivent surtout être des alliés : elle évoque l’idée d’un « hominisme » (qui en l’occurrence renverrait à un mouvement de défense des hommes parallèlement aux féminismes, et non en opposition).
Sur Instagram, toute adresse à leur communauté se fait au féminin. Cependant, c’est moins dans le but d’exclure les hommes que de rompre avec le masculin universel ; sur leur site, l’équipe utilise l’écriture inclusive, et les hommes cisgenres sont les bienvenus. Tout le monde peut s’intéresser à l’association, au magazine, en rire, en débattre. C’est d’ailleurs l’un des effets qu’a eu le premier vernissage de l’exposition le 8 mars 2020. Pauline Rochette raconte avoir vu avec plaisir se réunir de nombreuses personnes peu sensibilisées sur le sujet, rire finir par discuter de féminisme.
L’importance de la culture pour parler de féminisme
Le fait que Patriarchie parvienne à rassembler un public varié autour de ces problématiques, grâce à ces illustrations, est peut-être la preuve que le médium culturel est indispensable pour parler de féminisme, et que ce type de lutte n’a pas sa place seulement dans la rue ou dans les milieux purement militants. En effet, l’exposition constitue aux yeux de sa fondatrice une réelle victoire, puisqu’elle a permis de rendre des idées féministes accessibles à des individus qui n’y étaient peut-être pas familiers, et donc de favoriser le débat en incluant tout le monde.
Si le militantisme politique pur est primordial pour faire avancer chaque lutte et défendre nos droits, pouvoir envisager nos combats sous le prisme de l’art et de l’humour est aussi un vrai atout, si ce n’est une nécessité. L’avantage majeur de ce type de démarche est sans doute celui de la diffusion d’idées à des publics différents, et de leur appréhension par le débat, prêtant plus à réfléchir et à discuter entre nous. Cela permet d’ouvrir au sein de la société un dialogue sur des sujets qui pouvaient apparaître monopolisés par certains groupes seulement.
Patriarchie concilie justement à la perfection militantismes politique et culturel à travers l’un de ses nombreux ateliers : intitulé « Histoire de l’art de la manif », il était question d’analyser les pancartes, les bannières, les slogans, les chansons et tout ce dont regorgent les manifestations sous l’angle culturel. Quelque chose qui a de quoi faire réfléchir sur les actions politiques, et encourager les esprits les plus créatifs ! Les ateliers sont l’un des grands volets qui composent l’activité de l’association, qui en a proposé à ce jour une quinzaine, dont dix différents, toujours avec un temps théorique suivi d’un temps pratique en compagnie d’un∙e professionnel∙le : initiation au drag, au mix électro, aux boutures, au twerk… Il y en a pour tous les goûts.
Le patriarcat pèse sur toutes les femmes
L’un des objectifs de l’association est en effet de s’adresser « à toustes », comme le rappelle Pauline Rochette. L’inclusivité est bien au cœur de leur projet, qui représente et parle de toutes les femmes : elles sont noires, blanches, asiatiques, fines, grosses, rousses, brunes, aux cheveux courts, longs, avec des vergetures, sans… Car si les critères de beauté semblent restreindre la féminité et la beauté à une partie des femmes seulement, ce sont bien toutes les femmes qui sont en réalité touchées par le système patriarcal, sans exception.
L’une des couvertures satiriques portant le titre « Body Negative », nous avons interrogé Pauline Rochette sur sa position vis-à-vis du mouvement #BodyPositive qui existe depuis quelques années maintenant sur les réseaux, mais qui connaît de nombreuses critiques. En effet, entraînant encore plus de complexes chez des personnes qui ne parviennent pas à s’aimer comme il le faudrait selon certain∙es, ou poussant trop au narcissisme selon d’autres, c’est une tendance assez décriée. La rédactrice en cheffe de Patriarchie Magazine déplore à son tour la réappropriation du mouvement par des personnes qui correspondent globalement aux critères de beauté.
En effet, cela entraîne finalement la mise à l’écart de celles qui étaient à l’origine de l’initiative (en l’occurrence des femmes grosses et/ou noires aux Etats-Unis) et qui sortent davantage des normes. Cela peut renvoyer à l’idée d’un feminism washing, c’est-à-dire un féminisme de façade (sur le même modèle que le green washing à propos de l’écologie). Finalement, cela porte préjudice à celle∙ux qui ont créé le mouvement, et empêche un vrai renouveau des représentations des corps montrés et valorisés. Pauline Rochette regrette par ailleurs le fait qu’il y ait encore très peu de représentations de personnes grosses, ou qui soient traitées avec élégance.
L’importance des réseaux sociaux pour les féminismes
Enfin, elle met l’accent sur la place prédominante qu’occupent aujourd’hui les réseaux sociaux, notamment Instagram, pour parler de féminisme. Elle-même déclare avoir découvert cela grâce à eux quand elle était jeune. C’est finalement quelque chose qui pourrait contribuer à contrebalancer le caractère élitiste que peuvent avoir certaines théories féministes, portées par des milieux intellectuels bourgeois.
Cela va de pair avec le fait que ces sphères féministes peuvent parfois apparaître assez excluantes, car portées par des personnes qui ont des avis très tranchés sur tout, où le débat n’est pas toujours ouvert, où tout est pris très au sérieux… Avec Patriarchie, c’est l’occasion de réinjecter un peu d’humour et d’ouverture dans les milieux militants. C’est une petite structure, qui n’entraîne pas une pression telle qu’elle peut exister dans des organisations plus grandes comme Nous Toutes. Celles-ci peuvent apparaître beaucoup plus intimidantes, on ne sait pas si on a vraiment sa place, si on s’y connaît assez.
Bien que le féminisme existe évidemment déjà avant les réseaux sociaux – et heureusement – il devient avec eux beaucoup plus accessible, à toute heure de la journée, pendant la durée qu’on le souhaite, et chacun∙e peut s’informer à son gré. Pauline Rochette y voit une source inépuisable de figures féministes et inspirantes, qu’il s’agisse de militantes ou d’humoristes, de chanteuses, de rappeuses. Aujourd’hui, ce sont ces femmes qui proposent aux nouvelles générations des représentations féminines et féministes, et qui leur permettent d’être davantage informées et éduquées. Née durant les années 1990, Pauline Rochette dit avoir eu pour sa part beaucoup de mal à trouver des représentations de femmes qui n’étaient pas minces : aujourd’hui, les réseaux sociaux permettent aux jeunes adolescent∙es de se construire avec des figures peut-être davantage diversifiées.
Une ligne éditoriale pas toujours appréciée à sa juste valeur
L’intérêt des réseaux sociaux pour Patriarchie est aussi d’en faire un moyen de communication qui soit inclusif, d’utiliser un ton familier, léger, d’être accueillant∙es. Cependant, l’autodérision et le sarcasme peuvent parfois être mal compris par certains organismes malheureusement, comme l’évoque Pauline Rochette en montrant que l’association a parfois pâti de la mauvaise compréhension autour de leur ligne éditoriale, et n’a pas toujours été prise au sérieux.
Leur exposition Patriarchie Magazine a aussi pu être critiquée par certain∙es, bien que rarement, et notamment par des hommes qui trouvaient les images « choquantes », « rudes ». Quelque chose qui a de quoi faire rire quand on pense que ce qui est vraiment choquant, c’est que cela arrive pour de vrai. Et que ces illustrations ne font que témoigner de choses bien réelles, et affirmer justement leur caractère inacceptable. Comme Pauline Rochette le dit elle-même, « c’est la vraie vie qui est rude ; être choqué∙e par ce genre d’images, c’est ne pas comprendre ça ».
Le mot de la fin
Patriarchie Magazine est donc une exposition réellement intéressante, qui vous fera rire, grincer des dents mais encore réfléchir sur la société actuelle. Vous pouvez aller la voir au café féministe lyonnais Café Rosa, ou directement sur le site de l’association – ainsi que parcourir celui-ci pour vous renseigner si le cœur vous en dit ! Vous trouverez également toutes les informations nécessaires sur l’association sur leur page instagram. Concernant Pauline Rochette, vous pouvez aller jeter un œil à son insta ici ou à sa description sur cette page de leur site. Parmi leurs projets à venir figure notamment un évènement en juin pour leur anniversaire, et qui sera sans doute aussi formidable qu’il l’avait été l’année dernière.
Pour d’autres articles sur des thématiques culturelles et féministes, voir « La nuit du 12 : ce film qui a raflé tous les César » ou encore « « Masculinity », de Lucky Love : dénoncer la masculinité toxique ».
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