Résumé
Le livre s’ouvre sur un récit écrit à la première personne où l’on découvre la vie d’une détenue emprisonnée pour une fausse couche, dans une société où chaque femme est criminalisée si elle n’assure pas les fonctions de reproduction qui y sont les siennes. La narratrice dépeint la révolte naissante des femmes de la prison enfermées pour les mêmes raisons, et partage son ressentiment envers ce système injuste ainsi que sa volonté de faire perdurer le savoir interdit que les femmes, exclues de l’éducation, se transmettent oralement.
Ce témoignage fictif laisse place à un récit intitulé « Pièces » qui met en scène des personnages nommés par leur fonction ou leur position dans la famille : « Mère », « GrandeEnfant », « MaîtreAvocate » … On y suit l’avortement clandestin de GrandeEnfant et le procès qui s’ensuit, dans une société où l’interruption volontaire de grossesse est punie par la loi. Au fur et à mesure que l’histoire avance et que les personnages prennent la parole, on se rend compte qu’il s’agit d’un hommage au procès de Bobigny de 1972, que l’autrice explicite dans ses remerciements.
Caroline Deyns met donc au jour un double enfermement : celui de « la geôle qu’est mon corps », selon les mots de la détenue, en tant que femme dans des sociétés où celle-ci doit accepter d’en faire ce qu’on lui impose, et celui « de la prison où on l’a enfermé ». Les femmes que l’on suit sont toutes les deux hors-la-loi pour avoir failli à leur mission de reproduction alors même qu’elles n’ont pas eu le choix : la détenue aurait voulu avoir cet enfant, et la grossesse de GrandeEnfant résulte d’un viol.
Réel ou fiction
A mesure qu’on avance dans l’œuvre, ce que l’on pensait être de pures fictions s’avèrent en fait tout à fait ancrées dans la réalité. Pour ce qui est de la seconde partie notamment, les indices nous en convaincant s’accumulent jusqu’à nous faire brutalement prendre conscience qu’il s’agit de notre propre passé, et qu’il s’appuie sur des faits historiques réels. L’autrice y parvient par l’incorporation de citations tirées du procès ou des débats de l’époque, par des références multiples aux figures historiques ayant inspiré les personnages…
L’un des tours de force de Caroline Deyns réside dans cette rencontre entre réel et fiction, qu’elle parvient presque à confondre : s’inscrivant dans l’héritage de Margaret Atwood, l’autrice nous montre comment ce que l’on mettait à distance dans des récits d’anticipation inquiétants n’est finalement pas si éloigné de notre réalité, et comment la frontière séparant la fiction du réel est bien fine en ce qui concerne les droits humains, notamment ceux des femmes.
Si les évènements récents ne suffisaient pas à nous faire prendre au sérieux le parallèle établi entre La Servante écarlate et notre futur proche, Caroline Deyns y parvient peut-être par l’invitation littéraire, en rendant hommage à l’un des évènements historiques les plus marquants du XXe siècle : le procès de Bobigny, qui a joué un rôle majeur dans la dépénalisation de l’avortement, notamment grâce à la plaidoirie hors-pair de Gisèle Halimi.
Le double mouvement effectué par l’autrice, entre généralisation et particularisation, est aussi un moyen de rendre hommage aux grandes figures de la lutte pour le droit à l’avortement sans que leur évocation ne prenne le pas sur les combats qu’elles ont menés. La Servante écarlate n’est pas la seule référence culturelle qui nous vient à l’esprit à la lecture de ce livre qui emprunte à divers thèmes (procès, révoltes, femmes incarcérées, avortements clandestins, récits d’agressions sexuelles…) : on peut également penser au film Annie Colère de Blandine Lenoir paru l’année dernière, ou encore à Orange is the New Black…
Défier les normes judiciaires comme littéraires
Emprunter à différents genres littéraires
Caroline Deyns met au service du fond politique contestataire de son œuvre une forme littéraire qui l’est tout autant, de par la double inventivité formelle dont elle fait preuve : dans sa forme générique même, puisqu’elle combine récit dystopique à la première personne et récit davantage ancré dans la réalité écrit à la troisième personne, et dans la forme visuelle de ces pages qui s’offrent à nos yeux grâce à diverses expérimentations typographiques.
Au niveau générique, l’autrice interroge les rapports que peut entretenir son écriture à la fois avec le théâtre, la poésie et le roman ; et même au sein de ces genres eux-mêmes, elle mêle dystopie, témoignage, roman historique… aboutissant à un texte hybride dont le caractère novateur participe à nous faire perdre nos repères entre fiction et réalité.
Repousser les limites de l’écriture… et les murs
L’organisation typographique du livre dans la première partie témoigne de la volonté de mimer l’accès difficile à l’écriture et à la parole de la détenue par un grossissement à l’extrême des marges, et qui ne laissent plus voir qu’une mince colonne de mots. L’autrice rend compte d’une parole étouffée mais qui filtre malgré tout. Les marges se resserrent sur le texte comme les murs de sa prison sur la narratrice, comme l’étau de la coercition violente de ce système politique sur les femmes, et on aboutit à une parole qui a du mal à se faire entendre – mais qui nous parvient quand même.
En repoussant les murs de sa cellule par la parole, la détenue transforme son « murmure » en cri, et en décuple la portée. Et ce cri se poursuit dans la deuxième partie du roman à travers tous les personnages féminins : GrandeEnfant, Mère, MaîtreAvocate, MadameLaMinistre, et même PetiteSœur qui finit par hurler sur celui qui crie « salope » à leur fenêtre durant la nuit.
A la fin, toutes les marges ont disparu : les mots couvrent l’intégralité de la page, à l’exception d’un carré blanc au milieu. Comme pour figurer une parole qui s’est inscrite sur les quatre murs de la cellule alors même que celle-ci s’est vidée, comme si la détenue avait disparu, mais que ses mots et donc la révolte perduraient après elle. L’expression « endroit à soi » semble faire écho à l’œuvre phare de Virginia Woolf, Chambre à soi, où il est justement question de l’accès entravé des femmes à l’écriture et à l’éducation, Caroline Deyns s’inscrivant dans une filiation féministe également théorique.
Contre la justice injuste, la sororité et la réappropriation de la parole
L’autrice met en évidence les structures injustes de la domination qui s’exerce sur les femmes et leur corps : « a-t-on déjà vu un tribunal de femmes ergoter sur les parties génitales d’hommes et l’usage privé qu’ils en font ? » nous interroge ironiquement la narratrice. L’accusation glisse de ces femmes à la loi elle-même par l’exclamation « je ne suis pas coupable, c’est la loi qui est coupable ! », réellement prononcée lors du procès de Bobigny par la mère de l’accusée, Michèle Chevalier.
La seule solution face à ces systèmes injustes, inégalitaires et violents semble alors être la sororité : c’est en effet ainsi que les femmes semblent reprendre le pouvoir, dans la prison avec leur révolte collective et leur solidarité malgré les sanctions, et lors de l’avortement pour GrandeEnfant où Secrétaire quitte son rôle d’employée obéissante pour devenir Faiseuse, bravant la loi qui lui fait si peur pour sauver les femmes.
Caroline Deyns dénonce dans son ouvrage l’appropriation du corps des femmes par les politiques, la police, les médecins, les maris, les jeunes garçons… Et donc par les hommes, ou plutôt ceux qui ont la parole, synonyme de pouvoir. Car ceux sont eux qu’on écoute, dont on prend les déclarations à la police alors même qu’ils y sont arrêtés ; eux qui dominent à travers la figure abusive du Flic ; eux qui intimident et emprisonnent dans leurs insultes de « salopes » ou dans leurs prisons. Mais cette parole fait l’objet d’une réappropriation par les femmes, comme l’affirme la détenue avec « je transporte sur moi des e x p l o s i f s qu’on appelle des MOTS »… et indirectement l’autrice.
Les rôles des hommes dans ce livre sur les femmes
Comme l’affirme l’un des hommes appelés pour prendre la parole, le vrai bourreau ici, c’est Garçon : et il est absent du tribunal. Il ne subit à aucun moment d’incrimination ou même de reproche pour le viol de GrandeEnfant, alors que c’est lui qui dénonce son avortement et la conduit au procès. Tout comme le père de GrandeEnfant et de ses sœurs, ancien compagnon de Mère, incarne la passivité et l’abandon masculin, réitéré lorsqu’il se désolidarise complètement du procès dont il entend parler à la télévision. Cela montre comment les hommes peuvent échapper sans problème à la paternité dans des sociétés où les femmes sont doublement piégées en cas de grossesse : car on attend d’elles qu’elles assument la maternité qui leur tombe dessus, et en plus qu’elles fassent avec l’abandon du père.
Cependant, Caroline Deyns ne dresse pas une vision manichéenne de la société et des rapports entre les genres. Elle souligne la complexité possible des rôles tenus par les hommes en faisant également défiler tous ceux qui lors du procès ont été des alliés de taille, et ont pris la parole pour soutenir le droit à l’avortement : médecins, gynécologues, professeurs… qui se sont véritablement rangés du côté des femmes en 1972, et ont eu une vraie influence dans la dépénalisation de l’avortement.
De même, elle rappelle comment les femmes peuvent aussi participer à leur propre oppression, comme en témoigne celle qui agresse GrandeEnfant après le procès et la menace de mort. MURmur s’attaque non pas aux individus eux-mêmes et à leur genre, mais aux structures coercitives qui s’exercent contre les femmes et leur corps, en soulignant les inégalités de traitement par rapport aux hommes.
Prendre conscience du danger : un contexte global alarmant
Caroline Deyns déjoue nos représentations occidentalocentrées et circonscrites à notre seule époque contemporaine en nous incitant à nous rendre compte d’une réalité proche aussi bien dans le temps que dans l’espace. Elle dédie son livre aux femmes du Salvador, où l’IVG est considérée comme homicide aggravé passible de cinquante ans de prison, avortement et fausse couche confondus : une sentence qui a de quoi faire froid dans le dos, et qui jette un éclairage tout à fait différent sur cet ouvrage qui donne à voir l’enfer de deux femmes dans de pareils cas.
Ce qui pouvait nous paraître improbable et terrifiant n’est autre que la réalité de nombreuses femmes en 2023. Cet ouvrage militant pour le droit à l’avortement notamment ne peut que nous rappeler la situation actuelle aux Etats-Unis où les droits des femmes ont reculé d’un coup avec l’abrogation le 24 juin 2022 de l’arrêt fédéral Roe vs Wade (qui datait de 1973, un an seulement après le procès de Bobigny), conduisant à l’interdiction et à la restriction de l’avortement dans de nombreux Etats. Quelque chose d’autant plus alarmant qu’il s’agit de la première puissance mondiale, qui se prétend pays des libertés, prétend offrir les mêmes chances aux femmes et aux hommes, et possède une capacité de rayonnement immense.
On peut également penser aux femmes afghanes qui sont en proie à un apartheid de genre d’une violence inouïe, et à qui il ne reste presque plus aucun droit fondamental. Le personnage de la détenue que met en scène Caroline Deyns souligne notamment l’importance de l’accès des femmes à l’écriture et donc au savoir, faisant écho en nous à l’une des premières mesures des talibans en Afghanistan qui n’était autre que l’exclusion des femmes des établissements scolaires. Toutes ces situations plus préoccupantes et affolantes les unes que les autres prouvent à quel point MURmur traite d’un sujet essentiel aujourd’hui, qu’il ne faut pas considérer pour acquis : le droit des femmes à disposer de leur corps.
Rester vigilant∙es
Si l’issue est heureuse avec la victoire de GrandeEnfant au procès, la menace qu’elle reçoit de la part d’une inconnue dans la rue est un avertissement pour toutes les femmes : « n’oublie pas jeune fille que nous veillons, et rappelle bien aux autres salopes qui te ressemblent que toute loi est réversible ». Cette phrase résonne avec la mise en garde de Simone de Beauvoir, qui déclarait à Claudine Monteil en 1974 : « n’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis ». Cinquante ans plus tard, la sinistre prémonition de la philosophe se réalise aux Etats-Unis : pourquoi pas chez nous ?
Caroline Deyns nous livre donc ici un très beau livre pour les droits des femmes où l’engagement politique et la création littéraire s’unissent pour donner naissance à une œuvre qui fait réfléchir : si notre propre réalité nous paraît fictionnelle, c’est qu’il y a urgence. Les innovations formelles nous permettent d’une certaine façon d’éprouver dans le livre même les épreuves que traversent ces femmes, et de sentir proches d’elles.
Pour d’autres articles traitant d’œuvres d’art qui revendiquent la réappropriation de leur corps par les femmes, voir les performances de Deborah de Robertis.