Un artiste engagé dans la cause LGBTQ+
De son vrai nom Luc Bruyère, ce jeune français de 29 ans est d’abord acteur, danseur, mannequin et transformiste en cabarets. Cette expérience artistique diverse l’a amené à se constituer en tant que chanteur en cette année 2022 : avec déjà plus de 103k vues sur Youtube, « Masculinity » représente son troisième single, et fait suite à « Paradise » et « Love ».
Comme le titre l’indique, Lucky Love aborde dans « Masculinity » la norme oppressante de masculinité telle qu’elle existe aujourd’hui, et remet en question les barrières entre les genres du féminin et du masculin. Il y parvient en relatant sa propre quête d’identité, qui a pu être ardue ainsi qu’il le dit lui-même : “I can’t meet myself”, le “I” s’opposant constamment à la deuxième personne, “they” ou “baby”. L’enjeu ici semble de s’affirmer dans une société qui apparaît comme fermée et excluante.
Un artiste hors normes
Il assume ouvertement le caractère personnel de sa chanson, et annonce cette dernière comme l’aboutissement d’une longue remise en question de soi: “it’s been in my head for so long”, commence-t-il. Il s’apprête à nous conter les épreuves qu’il a pu traverser en tant que personne hors normes, ainsi qu’il semble se définir, revendiquant lui-même ses différences dans une interview : il déclare être « un homme homosexuel, handicapé [il est unibrassiste] et séropositif au VIH » (cf. gqmagazine.fr). Il les assume avec fierté, celles-ci l’ayant amené à s’exprimer dans l’art, rendant sa musique d’autant plus inspirante et sincère et permettant à de nombreuses personnes de s’y reconnaître.
Cela ne l’empêche pas de donner une vocation universelle à sa musique pour autant : quand bien même les paroles ne feraient pas personnellement écho en nous, cela nous invite à une plus grande ouverture d’esprit concernant l’identité de chacun, et à nous interroger sur le bien-fondé du système actuel.
Dénoncer la violence et l’oppression d’un système
L’embrayeur de la chanson semble être le souvenir lancinant des violences vécues par l’artiste : elles sont verbales (« words ») comme physiques (« they kept beating on and on my face »). La syllepse (= double sens) engendrée par la répétition de “they” rend difficile de savoir si le chanteur fait ici une métaphore (le « they » renverrait alors à « words », qui le blesseraient physiquement) ou s’il s’agit d’une nouvelle agression (cela renverrait alors à un agent indéfini, comme le « they » du début).
Mais quelle que soit l’interprétation préférée, le résultat est le même : la violence subie est multiforme, omniprésente et traumatisante. Plus que de simplement interroger un fait isolé de masculinité toxique, il semble alors ici possible de parler d’oppression, au sens de la philosophe Iris Marion Young, qui théorise la violence comme l’une des « cinq faces » de l’oppression (cf. La justice et la politique de la différence). Le sujet évoqué par Lucky Love acquiert d’autant plus de profondeur que les agressions subies semblent s’inscrire dans un système, qu’il convient dès lors de remettre en question.
Celui-ci est rendu présent à travers les tournures impersonnelles « it » ou « they » qui en soulignent le caractère anonyme mais aussi omniprésent. L’important n’est pas de désigner des coupables, mais d’interroger l’ensemble des acteurs et pratiques qui constituent le système.
Du rejet de soi au rejet de la « Masculinity » toxique
Malgré ses couplets mélancoliques, ce single n’a rien d’une chanson douce. Lucky Love est accusateur, et blâme la masculinité toxique au travers d’un refrain rythmé et entêtant, où il martèle de questions rhétoriques son auditoire, plongeant son regard droit dans la caméra. Il dénonce les injonctions à correspondre à certains critères étroits de virilité, entre démarche, apparence, attitude, mais aussi voix – un dernier aspect qui n’est pas des moindres. Il affirme ainsi son rejet de ces normes, brandissant fièrement sa différence et se faisant le porte-parole de la cause LGBTQ+. Il interroge également et avec ironie la place de l’homosexualité masculine dans un tel système.
Le problème ne vient pas de lui, mais bien de la masculinité toxique : il corrige « what the fuck is wrong with my body ? » quelques secondes plus tard par « what’s wrong with you ? ». Ce glissement, de la remise en question de soi à la revendication, s’entend aussi à travers l’utilisation réitérée des modaux “should I” et “may I” au refrain : ces derniers, qui connotent a priori le doute et la remise en cause, sont en fait teintés d’ironie et renforcent l’affirmation du “do I”. Il n’est plus question de se cacher derrière des apparences (“I built these layers”) ou d’essayer de se changer, Lucky Love s’assume et invite l’auditoire à interroger le système actuel, voire à se dresser également contre ces normes.
Un clip tout en couleurs
Le clip est lui aussi très éloquent : s’ouvrant sur une sorte d’hôpital où seraient « soignés » des patients ne correspondant pas au genre qui leur a été assigné, il n’est pas sans nous rappeler les thérapies de conversion (pratique de torture contre les personnes homosexuelles ou transgenres) anciennement pratiquées, et qui le sont même encore dans certains pays (Malaisie, Chine, certains Etats des Etats-Unis…). L’artiste souligne ici les extrêmes auxquels peuvent amener la masculinité toxique et les mentalités conservatrices, invitant à revoir ses propres opinions et à prendre en compte les conséquences graves pouvant exister. Il propose ici sa propre conception de la masculinité, qu’on peut imaginer valoir pour la féminité également : les deux n’existeraient pas l’un sans l’autre. Plutôt que la binarité et la radicalité de la masculinité toxique vis-à-vis de l’identité de chacun, il prône la complexité et la nuance grâce à l’image et à la danse.
En effet, il a recours à ses talents de danseur pour faire s’affronter figurativement deux personnages qu’il incarne tour à tour : le premier symbolise le masculin, et arbore des vêtements larges, de sport ; le second est le féminin, avec un croc top laissant entrevoir une brassière en sequins. Cette psychomachie (= combat intérieur) se mue alors en fusion à la fin de la vidéo, soulignant l’engagement de l’artiste, qui assume fièrement son identité. Il nous prouve que dans la réalité, les frontières entre les genres sont bien plus poreuses qu’on ne veut l’admettre.
Il va de soi que l’on pourrait aussi parler des injonctions semblables faites aux femmes pour correspondre à la vision du genre féminin. On ne peut que vous conseiller d’aller écouter ce nouveau single pour réfléchir aux normes prédominantes encore aujourd’hui concernant les genres, et bien sûr aussi pour vous laisser emporter par la mélodie.
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