Résumé
Edgardo Mortara est enlevé de force à sa famille israélite pour cause d’un baptême clandestin effectué sur lui par sa nourrice plusieurs années auparavant. Selon les lois canoniques, cela donne le droit, et même le devoir, aux catholiques de l’arracher à ses parents pour l’élever dans la foi chrétienne ; quelque chose d’autant plus insoutenable que tout le processus est parfaitement légal à l’époque. Le pape Pie IX déclare qu’il leur faut « prendre » l’enfant, qu’ils ne peuvent pas « perdre une âme que le Christ a conquise par le sang », illustrant l’esprit de conquête qui régit cette situation et qui structure tout le film.
L’histoire du petit Edgardo Mortara apparaît comme à la fois évènement causal et symptomatique des tensions religieuses qui animent l’époque. Dans le mot « âme » employé par le pape rejaillit toute la distanciation, la déréalisation effectuées par la religion sur cette situation pourtant on ne peut plus concrète que l’arrachement d’un enfant : le pape parle d’âme comme il parlerait de soldat, et ne s’intéresse pas aux humains. Edgardo représente un enjeu politique, et le restera jusqu’à la fin, ayant finalement été converti au catholicisme.
Ce film est marqué par une palette chromatique plutôt sombre et austère, permettant d’exprimer l’austérité de l’idéologie religieuse de l’époque qui contraste avec les émotions vives qu’appelle un tel drame. On est plongé∙es dans une ambiance froide de dortoir, de parloir, de procès qui reflète l’insensibilité générale de l’Eglise, avec des clairs-obscurs à la manière des peintres classiques qui inscrivent également le film dans une époque passée. L’image austère permet aussi de filmer le faste du catholicisme en soulignant l’écart entre cette ornementation de façade et la dureté intérieure de cette religion à l’époque.
Le jugement de Salomon dans la vraie vie
Une lutte pour l’enfant
Ce film reproduit à plus grande échelle le jugement de Salomon, à travers le déchirement d’un enfant entre deux camps, mus par l’amour ou par la volonté de pouvoir. Dans cet épisode biblique, le roi Salomon fait face à deux femmes qui revendiquent le même enfant : il propose alors qu’on le coupe en deux pour en donner la moitié à chacune, et par ce stratagème, il découvre la vraie mère, qui refuse la décision et préfère laisser partir son enfant.
De même ici, deux « familles », puisque c’est bien ainsi que le pape qualifie son nouvel environnement en parlant à Edgardo, qu’il appelle « mon fils », se battent pour le même enfant. Edgardo passe symboliquement d’une scène où il est dans les jupons de sa mère à une autre où il est caché par la robe du pape, ceci rapprochant ces figures ennemies entre elles et montrant le tiraillement affectif et spirituel d’Edgardo. L’appellation « Père » pour qualifier les hommes de l’Eglise catholique va également dans ce sens, même si Bellocchio la traite de manière très ironique en soulignant la violence de ces hommes qui ne sont rien moins que des pères, et arrachent aveuglement un enfant au nom de principes religieux qui leur font perdre de vue les vies humaines.
La famille Mortara
Seulement, la position de la famille Mortara est plus ambigüe que ne l’est celle de la vraie mère dans l’histoire biblique du jugement de Salomon. En effet, l’amour de la mère, s’il est indiscutable, n’a d’égal peut-être que sa volonté de voir son fils éduqué dans la foi juive, ceci pouvant donner lieu à des scènes violentes où elle arrache par exemple son crucifix à Edgardo alors qu’elle le revoie pour la première fois au parloir. Le film donne à voir un amour très fort, mais traversé par des questions religieuses qui sont les mêmes qui empêchent la famille de se reconstituer.
Au contraire, le père qui s’appelle justement Salomone est sans doute celui qui a le comportement le plus sain vis-à-vis de son fils : s’il peut paraître trop passif et conciliant au début – comment ne pas être du côté de la mère, qui veut se battre pour empêcher qu’on lui prenne son enfant ? – il ne cesse de prouver son amour par la suite, notamment lorsqu’il vient voir Edgardo pour la première fois au parloir. C’est là qu’il refuse de lui mentir par stratégie, malgré les recommandations qui lui avaient été faites pour qu’Edgardo se rebelle dans l’espoir de le récupérer : il se montre simplement heureux de le voir, qu’il aille « bien ».
Mais il n’est pas dupe, et si l’attitude distante d’Edgardo le blesse, il sait que ce n’est qu’un effet de sa « peur », l’enfant étant sous surveillance constante. Au contraire, la mère refuse cette passivité de son fils, et le pousse à sortir de son personnage d’enfant modèle. Pourtant, on sait que cette attitude était la stratégie qu’avait trouvée Edgardo pour être renvoyé le plus vite possible chez lui… C’est le grand frère qui prononce ce qui pourrait être un résumé de l’esprit du film, alors qu’il revoit Edgardo pour la première fois depuis dix ans : « je ne crois à aucune religion : tu as été arraché à ta famille ».
Une forte critique des religions
Ce long-métrage porte sur les souffrances que causent les religions et les conflits qui les opposent : dès le début, alors qu’Edgardo vient d’être enlevé, une croix s’élève dans le ciel à la façon d’une épée de Damoclès. L’enlèvement ne s’arrête pas là, le vrai danger ne réside pas seulement dans l’arrachement de l’enfant mais dans son endoctrinement futur.
Le catholicisme
Le catholicisme fait l’objet d’une critique particulièrement virulente dans le film, peut-être car c’est la religion qui a le plus de pouvoir à l’époque, et qui cause le plus de dégâts. Cette critique est incarnée à travers la figure presque caricaturale du « pape-roi » qui est un monstre d’orgueil et de pouvoir, aussi colérique que tyrannique.
Loin d’être le chrétien aimant et altruiste qu’on attendrait de lui, il est du côté du mal (« attention, attention, je pourrais vous faire du mal, beaucoup de mal », répète-t-il à un moment), il cherche à soumettre les autres dès qu’il le peut, comme en témoignent les séries de plans serrés où on voit les rabbins lui baiser les pieds, ses fidèles lui baiser les mains. Il finit même par humilier publiquement son propre protégé Edgardo, alors que celui-ci a désormais seize ans, en l’obligeant à lécher le sol pour expier une faute qui n’était qu’un accident – mais qui d’un point de vue cinématographique servait aussi à manifester les contradictions intérieures agitant le jeune homme.
Le judaïsme
Le judaïsme n’est pas laissé pour compte pour autant, même si la critique est plus subtile. Elle prend place notamment à travers les parallèles réguliers faits avec le catholicisme, par exemple au niveau des plans où la caméra filme leurs chants religieux respectifs et les entremêle pour nous donner à voir leurs similitudes. Bellocchio montre que le problème n’est pas tant de quelle religion il s’agit que la religion en tant que telle.
La critique se situe également dans l’ambiguïté de la figure de la mère, et de la violence qui la traverse : il y a un parallèle possible entre la scène où elle arrache son crucifix à Edgardo en lui disant qu’il restera juif, et la scène finale où celui-ci tente de la baptiser alors qu’elle est mourante. Dans les deux cas, leur amour l’un pour l’autre ne sait pas se détacher de la religion, et participe de leur séparation.
Une lutte de possession pour le pouvoir
L’histoire vraie d’Edgardo Mortara prend place dans un climat de tensions croissantes que le film nous donne à voir notamment à travers la prise de Rome en 1870 par les troupes italiennes, qui signe la fin des Etats pontificaux. L’enlèvement de l’enfant est un enjeu historique, inscrit sous le signe du conflit : les camps catholique et juif, si l’on enlève la famille, se battent pour le petit Mortara comme on le ferait pour une possession stratégique en temps de guerre.
Le procès ouvert en parallèle par le père d’Edgardo permet de confronter les lois judiciaire et religieuse, annonçant la fin de la suprématie de ces dernières et la chute du pape. Mais il n’aboutit malheureusement pas à la récupération de l’enfant, et la famille ne sera jamais réunie. La religion est placée du côté du fanatisme, sourde aux émotions comme à la science – en témoigne la vérification ridicule de la mort du pape, où on l’appelle trois fois en lui tapotant le front avec un instrument.
Un enlèvement par la conversion
Le titre originel du film aurait dû être « La Conversion » : mais le titre finalement choisi permet de créer du suspense. Il ne désigne pas seulement l’enlèvement premier de l’enfant à ses parents au début : plus le film avance, plus l’enlèvement s’avère bien plus profond. Plus que physique, il est aussi spirituel, et Edgardo finit par être endoctriné malgré tous ses efforts et ceux de sa famille. C’est donc un enlèvement qui a lieu sur le court comme sur le long terme, et témoigne d’un lavage de cerveau par les préceptes religieux. Ce n’est pas pour rien que le pape demande aux enfants la définition du mot « dogme », et que la réponse d’Edgardo qui récite par cœur insinue une croyance aveugle, que l’on ne discute pas…
Bellocchio profite des ressorts cinématographiques pour faire émerger une certaine ambivalence dans la conversion d’Edgardo. Si le jeune homme rejette son frère venu le chercher dix ans plus tard, avance que son enlèvement était l’effet d’un choix, et lève des yeux adorateurs sur le pape, il se retourne également violemment contre lui lors d’un moment dont on ne sait pas s’il s’agit d’un rêve, en s’alliant avec ceux qui veulent pousser son cercueil dans le Tibre puis en s’enfuyant étrangement. Bien que l’histoire nous confirme la conversion totale d’Edgardo, le film permet de mettre en évidence les tensions internes que l’on imagine pouvoir l’avoir animé, même inconsciemment.
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