En observant les villes représentées dans l’élite du football et du rugby français, un constat saute aux yeux. Les clubs de rugby présent en Top 14 et Pro D2 sont principalement présents dans le Sud de la France et plus particulièrement dans le Sud-Ouest. En Top 14, une Ligne reliant Lyon et La Rochelle peut-être tracée. 12 clubs sont alors au Sud de cette ligne. Seuls le Racing et le Stade Français, les deux clubs historiques de Paris, font exception. En Pro D2, la même inégalité géographique est présente. Seul le club de Vanne en Bretagne et Rouen en Normandie ne sont pas dans la partie Sud de l’hexagone.
La surdomination du rugby dans le Sud-Ouest ne se limite pas aux professionnels. En étudiant le nombre de licences de rugby délivrées par la FFR en 2018, on remarque que cette domination se traduit à tous les étages du rugby français. Les deux régions du grand Sud-Ouest (Occitanie et Nouvelle Aquitaine) dominent largement les autres régions avec 138 523 licenciés. C’est plus du double du nombre de licenciés de la 3ème région, la région Rhône-Alpes-Auvergne qui représente 55 420 licenciés.
Pour comprendre ce phénomène d’ultra représentation du rugby dans le Sud-Ouest de la France, il faut faire un voyage dans le temps et revenir aux années 1870.
Le Sud-Ouest, une terre d’adoption historique du rugby
Les premiers véritables clubs de rugby se concentrent dans la capitale avec 3 clubs, notamment le Racing Club de France en 1890 et le Stade Français, en 1891. Les premières éditions du championnat de France se limitent même à la confrontation de ces deux clubs.
Le rugby apparaît en France dans les années 1870 avec notamment le premier club sportif pratiquant un hybride entre le rugby et le football. Il sera connu sous le nom du Havre Athletic club.
Il faut attendre l’année 1899 pour que les clubs de province soient admis dans le championnat de France de rugby. Le titre de champion de France se joue alors entre le champion de la région parisienne et le champion de province. Dès la première édition, c’est le Stade Bordelais qui remporte le championnat.
Si le rugby Français se limitait à sa genèse aux clubs parisiens, comment est-il arrivé dans le Sud-Ouest ? Comment s’y est-il imposé ?
L’élite Bordelaise prise d’Anglomanie
À partir de 1877, la ville de Bordeaux connaît une poussée de l’anglomanie (goût excessif pour tout ce qui est anglais) notamment de ces classes dirigeantes. Les échanges avec les nombreux commerçants et notables britanniques, ainsi que la présence d’une communauté britannique dans la région de Bordeaux favorise cette Anglomanie. Elle se traduit par de nombreux jeunes de l’élite bordelaise qui vont étudier dans les écoles britanniques. Mais aussi y découvrir l’importance du sport, ainsi que la pratique du rugby.
La jeunesse anglomane et la société britannique bordelaise créées le Bordeaux Athlétique Club qui réunit la jeunesse française comme anglaise de Bordeaux autour du sport et notamment du rugby. En 1889 est crée le Stade Bordelais, l’un des premiers clubs de rugby hors région parisienne. La victoire du Stade Bordelais lors du championnat 1899 évoquée en amont va favoriser la diffusion du rugby de club dans le Sud-Ouest. Le succès national est un moteur de diffusion locale du rugby
Un autre élément lié à l’anglomanie favorise le développement du rugby à Bordeaux. C’est la présence de la Ligue Girondine d’Éducation Physique (LGEP) créée en 1888 par le docteur Tissié, qui avec notamment Pierre de Coubertin, est à l’origine des réformes plaçant le sport au centre de l’école. Graçe à la LGEP, les écoles ont chaque année un bureau d’élèves. Il est inspiré par le modèle britannique, chargé de la pratique sportive et notamment du rugby. Les premières compétitions entre lycées s’organisent en 1890 : Les Lendis. On y retrouve par exemple Les Jasmins du lycée d’Agen ou encore Les Montagnards de Bayonne. C’est à partir de ces associations scolaires que naissent les grands clubs de rugby du Sud-Ouest encore présent aujourd’hui dans l’élite du rugby français.
Une opposition de patronages
Le développement et la diffusion du rugby via la scolarité venue d’Angleterre furent associés à un phénomène d’opposition entre patronage laïque (la LGEP) et patronage catholique. Un patronage est un organisme qui s’occupe de la jeunesse et notamment de leurs loisirs. Parallèlement aux rencontres organisées par la Ligue Girondine d’Éducation Physique sont organisées des rencontres entre paroisses de patronages Catholiques. Les deux patronages partagent les installations. Et ils coopèrent dans les villes malgré que les rencontres entre les deux fédérations soient interdites. La pratique du rugby est encouragée par la religion, par les vertus de solidarité dans l’effort de dons de soi et d’offrande pour son coéquipier qu’elle véhicule.
Cependant à partir des années 1900, les Républicains et Religieux se déchirent. Le rugby, lui, devient dans le Sud-Ouest, un des enjeux de pouvoir entre les deux camps jadis associés dans la pratique de ce sport. La religion interdit finalement la pratique du rugby qu’elle remplace par celle du football. L’Église décrit alors le rugby comme trop violent et dénonce les contacts charnels entre les hommes. De plus, l’Église dénonce les origines élitistes du rugby. Or certaines paroisses du Sud-Ouest poursuivent la pratique du rugby et s’opposent aux directives de l’Église, comme à Pau. Preuve de la place qu’a pris le rugby dans les mœurs du Sud-Ouest et ce, en très peu de temps.
Ce rejet religieux du rugby explique en partie le manque de diffusion hors de sa terre d’adoption que constitue le Sud-Ouest. Si les paroisses du Sud-Ouest sont capables de s’opposer à l’Église pour du rugby, les paroisses d’autres régions n’ont pas intégré le rugby dans leurs mœurs. Ces derniers n’en sont donc pas capables.
Pour l’anecdote, depuis 1960, il y a même une chapelle dédiée au rugby dans la ville de Larrivière-Saint-Savin, symbole des croyants rugbymen : La chapelle Notre-Dame du Rugby. On y retrouve des vitraux rugbystiquoreligieux, des maillots de joueurs du monde entier, des trophées et même une vierge au rugby. Si certains doute encore de l’importance du rugby dans la société du Sud-Ouest, je pense que ces doutes sont dissipés.
Une prédisposition culturelle
Le rugby a su s’exporter dans les campagnes du Sud-Ouest. Grâce aux commerçants et aux instituteurs imprégnés des idées nouvelles venues de la ville. Le rugby est rapidement intégré aux festivités locales. Les petites villes ont toutes leurs étendards et leurs chants. On assiste à un réel processus d’identité communautaire autour des clubs de rugby. Les groupes se rassemblent autour de l’équipe de rugby du coin. Le rugby dépasse le terrain et les tribunes chaque club à ces lieux de cultes avec son propre stade, ces bars attitrés, sa fanfare…
Cette identité est encore fortement présente aujourd’hui avec de grandes rivalités régionales au plus haut niveau du rugby français. Le Derby Basque opposant Bayonne et Biarritz est le meilleur exemple seulement 8,5 km séparent les deux clubs professionnels. Leurs oppositions soulèvent plus que jamais les foules et les cœurs. Les couleurs se font face au quotidien, les chants se répondent et la rivalité est omniprésente.
L’implantation précoce du rugby dans les traditions locales est l’une des raisons qui ont permis au rugby de perdurer. Malgré l’arrivée du football qui s’est imposée dans l’ensemble des régions françaises comme le sport universel.
Une diffusion limitée du sport de l’ovalie
Si l’on peut maintenant, comprendre l’implantation historique dans le Sud-Ouest du rugby, il faut maintenant comprendre pourquoi il ne s’est pas, avec le temps, diffusé à l’ensemble du territoire français.
Si l’on compare le rugby et le football du point de vue sportif, le football apparaît largement plus accessible que le rugby. Tout le monde peut jouer au foot alors qu’il n’apparaît pas comme évident de jouer au rugby du premier abord.
Tout d’abord le ballon. L’un est rond et ses rebonds sont prévisibles et connus, tandis que le second est ovale et qu’il demande du temps pour être apprivoisé. D’un point de vue purement pratique, le football se joue à 11 titulaire contre 15 pour le rugby (le rugby à 7 ou à 13 a très longtemps était écarté par la FFR). Il est donc plus simple d’organiser un football entre amis qu’un rugby.
Les règles du rugby sont aussi un obstacle à sa diffusion. Elles sont en effet complexes et sont en constante évolution. On peut le constater chaque weekend à la télé. Même les joueurs internationaux ne connaissent pas l’ensemble des règles. Enfin, et c’est peut être le principal frein à une pratique universelle du rugby : la charge physique, les coups. Le rugby est un sport de combat. Même si aujourd’hui la tendance est à parler de sport d’évitement le rugby est fondamentalement un sport ou les corps s’entrechoquent sans cesse parfois dans une violence extrême. Jouer au rugby nécessite une éducation, à l’impact, il faut savoir encaisser les coups sans se blesser, connaître et maîtriser les bonnes postures.
Une professionnalisation retardée
L’amateurisme a été de mise pour le rugby jusqu’en 1995. Par comparaison, le football, lui, est devenu professionnel, en 1932. Le Rugby à XV s’est construit en opposition avec la rémunération des joueurs pour se distinguer des autres sports. Le rugby souhaite véhiculer une image de sport désintéressé de l’argent basé sur ses valeurs comme la solidarité, le courage ou le respect des autres. Valeurs enseignées dès l’école de rugby, que les homme de l’Ovalie aime appelé école de la vie. La rémunération interdite des joueurs se faisait en réalité dans une zone grise par des avantages, des emplois à mi-temps ou des arrangements informels.
Les clubs de village se mobilisent pour conserver l’amateurisme, tandis que ceux de villes entrent en lutte pour le professionnalisme. Les grands clubs s’organisent dans une organisation appelée Union Française de Rugby Amateur. Au sein de cette organisation, on retrouve notamment le Stade Toulousain ou encore le Stade Bordelais, parmi les 12 clubs formant cette union 7 sont des anciens champions de France. La plupart sont des clubs de villes qui dénoncent un système amateur visant une égalité et non une équité en avantageant les clubs de village au détriment des clubs de villes.
Depuis 1929, les recettes du championnat sont mises en commun pour permettre aux petits clubs de survivre aux dépends des grands clubs qui sont freinés dans leur développement. Durant toute la saison 1929, la tension monte entre l’UFRA et la FFR au point que créer un championnat appelé : Le tournoi des 12. En réponse à cette nouvelle compétition, la FFR (décembre 1930) a décidé d’exclure les 12 clubs de la fédération. Les joueurs de ces clubs ne peuvent plus porter le maillot bleu du XV de France.
Le championnat de France a perdu gros sans ces 12 meilleurs clubs. Lors de la finale de la saison 1930, l’URFA organise une rencontre entre le Stade Toulousain et une sélection des meilleurs joueurs des 11 autres clubs.
Face à ce constat, la FFR leva l’exclusion des joueurs du XV de France ainsi que le blocage des recettes. Malgré ça, 2 nouveaux clubs rejoignent l’UFRA.
Finalement après deux saisons, les clubs de l’URFA décidèrent de à nouveau rejoindre le championnat de France après un manque d’organisation qui entraîne des débordements. Les deux parties vivent en réalité mal la séparation.
Cette crise ne fut pas sans conséquence pour le rugby à XV en France. Le rugby à 13 lui, professionnel, en profite pour se développer en récupérant les joueurs lassés du système amateur du rugby à 15.
Au niveau international, a France a été exclu du Tournoi des 5 Nations de 1931 après que les nations anglophones aient annoncé refuser jouer contre la France, voulant appuyer la volonté d’amateurisme.
Il fallut attendre 1946 pour que le XV de France rejoigne à nouveau le Tournoi des 5 Nations.
La professionnalisation est venue de l’hémisphère Sud. Les pays comme la Nouvelle-Zélande ou l’Australie sont déjà les nations dominantes du rugby. Ces pays ont une économie fragile. Il est donc indispensable pour eux de rentrer dans un air de professionnalisme. Commercialiser le rugby par le développement des médias notamment était un plus que ces nations ne pouvait pas écarter.
À partir de 1987, date de la première Coupe du Monde, le rugby se professionnalise la-bas. Rupert Murdoch, actuel propriétaire du journal The Sun ou The New York post, propose alors aux nations néo-zélandaises, australiennes et sud-afriquennes 550 millions de dollars par an de droits TV exclusifs. Ce qui leurs permettraient de créer une compétition, entre ces trois sélections, avec un diffuseur de chaînes. C’est le début de la commercialisation du rugby.
Le professionnalisme introduit par la commercialisation du rugby finira par se diffuser dans l’hémisphère Nord. Il changera même les règles de ce sport. Les règles sont modifiées pour favoriser l’attaque et donc le spectacle, dans le but de séduire les chaînes de télévisions. Les mi-temps sont même rallongées pour laisser plus de temps au pub…
Alors lorsque certains s’expriment encore aujourd’hui pour valoriser le rugby en tant que sport qui a su faire face à l’appel de l’argent contrairement au football, on a le droit d’esquisser un sourire quand on sait que l’argent a su modifier les règles même de ce sport.