Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, la Hongrie fasciste est balayée, et le communisme connaît un essor important. En 1949, le pays rentre sous la sphère d’influence de l’Union soviétique, et devient la République Populaire de Hongrie. Vice-champion du monde de football avant la guerre, la sélection est remaniée et confiée au vice-ministre des Sports, un homme qui va révolutionner son sport en transposant ses idées sur le terrain : Gusztáv Sebes.
La genèse : les Jeux Olympiques de 1952
Le football de l’après-guerre représente un fort enjeu d’image, et le régime communiste y accorde beaucoup d’importance. Utilisé à des fins de propagande, la sélection est mise sous la tutelle du régime hongrois. Le gouvernement la gère dans son intégralité, et laisse peu de libertés aux clubs. On y contrôle les entrées et sorties du territoire, et le calendrier des clubs est allégé pour la sélection nationale. Sebes fonde son effectif principalement sur celui du Budapest Honvèd, club de l’armée (qu’il dirige aussi). Ses rangs se forment alors d’une génération dorée, composée notamment de Ferenc Puskás, Sándor Kocsis ou Gyula Grosics. Le 14 mai 1950, les hongrois s’inclinent en Autriche. Ce sera leur dernière défaite avant quatre ans.
C’est aux Jeux Olympiques d’Helsinki en 1952 que se révèlent les Magyars Magiques. Gusztáv Sebes parvient à convaincre le pouvoir hongrois d’envoyer son équipe en Finlande. Portés par un jeu libre et collectif, les Magyars survolent la compétition : 20 buts en 5 matchs, pour 2 buts encaissés. Portés par Puskás et Kocsis, les Hongrois écrasent la Turquie 7-1 en quarts, puis la Suède 6-0 en demi-finales. Les hommes de Sebes sont favoris de la finale, mais la Yougoslavie les mettent en difficulté durant 70 minutes. C’est Puskás qui délivre les siens du pied gauche, avant que Czibor offre pour de bon la médaille d’Or à la Hongrie. Durant la quinzaine, le Onze d’Or est né. Pour Sebes, le statut de son équipe a changé : « Tout à coup, nous étions les idoles des foules. Ces Jeux Olympiques nous ont permis de nous faire un nom ».
Le football socialiste, une révolution
Porté par un effectif exceptionnel qui rassemble à l’époque plusieurs des tous meilleurs joueurs du monde, c’est pourtant par la tactique et le jeu que le Onze d’Or a marqué les mémoires. L’apparition du football en Angleterre à partir de la fin du XIXe siècle a inculqué une tactique dominante. Au début des années 50, les équipes n’utilisent qu’un dispositif : le célèbre WM. Étant alignées l’une contre l’autre, les deux formations se calquent parfaitement. Gusztáv Sebes déconstruit alors le dispositif, en plaçant deux avant-centres, Puskás et Kocsis, suppléés du premier « faux numéro 9 » de l’histoire, Nándor Hidegkuti. Face à des défenses déstabilisées par le système, ce dernier bénéficie de larges espaces. Il peut orchestrer le jeu Magyar à sa guise.
Au-delà du placement si particulier de Nándor Hidegkuti, c’est par son aspect collectif que brille l’Aranycsapat (Onze d’Or en hongrois). Le calquage des formations en WM met uniquement en place des situations d’un contre un, en attaque comme en défense. Ainsi, se sont les initiatives individuelles qui provoquent les actions. Gusztáv Sebes, communiste convaincu, cherche à établir un jeu qui découle du collectif, pour y oublier les responsabilités individuelles. Inspiré de l’idéologie soviétique, son style de jeu est vite appelé le « football socialiste ». Sebes liait de près son engagement politique à sa conception du football : « Il disait souvent que la lutte féroce entre le capitalisme et le socialisme avait autant lieu sur le terrain de foot que partout ailleurs », racontait le gardien surnommé la « panthère noire », Gyula Grosics.
Véritable fraîcheur dans le football des années 50, le jeu hongrois est plaisant et conquit tous ses spectateurs. Le jeu court, le mouvement continu des joueurs et du ballon, et l’aspect central du collectif remet en question la pratique du football. Le football socialiste de Sebes est considéré par beaucoup comme l’ancêtre du football total qu’inventera Rinus Michels aux Pays-Bas, vingt ans plus tard.
Le match du siècle
Invaincu depuis plus de trois ans, le Onze d’Or doit désormais se frotter aux plus grandes nations européennes. C’est le cas lorsqu’est organisé un Angleterre-Hongrie, dans le mythique Wembley Stadium. La rencontre avait déjà été évoquée aux Jeux de 1952, et est enfin concrétisée entre la fédération anglaise, et le parti communiste. Au début de la guerre froide, la rencontre est le symbole d’une opposition capitalisme-communisme, qui dépasse largement les travées du stade londonien. Face à des équipes européennes, la sélection anglaise est invaincue. Presse, joueurs et supporters affichent une confiance qui frôle l’arrogance.
S’il est surnommé dans sa postérité le « match du siècle », le choc Angleterre-Hongrie n’a rien d’une rencontre équilibrée. L’Aranycsapat inflige une leçon tactique et technique aux Anglais, humiliés 6-3. Les génies hongrois se distribuent parfaitement le ballon, et produisent un jeu encore jamais vu auparavant. Les 120 000 spectateurs présents ne peuvent que se lever pour applaudir. Au lendemain du récital, le Daily Mirror titre « Le crépuscule des dieux », symbole d’une passation de pouvoir entre les deux nations. Le match du siècle représente l’avènement de la meilleure équipe de l’époque, ainsi qu’un tournant majeur de l’histoire du jeu. L’impression collective qu’a laissé le Onze d’Or est forte. Dans son film Notre Musique, Jean-Luc Godard résume ce sentiment général : “Est-ce que le communisme a existé ? Oui, pendant deux fois quarante-cinq minutes, à Wembley, lorsque la Hongrie a battu l’Angleterre”
Une génération dorée sans couronne
La Hongrie et ses 31 matchs sans défaite doit désormais briller en Coupe du Monde. En Suisse en 1954, les Magyars font office de grand favori. Au 1er tour, les Hongrois humilient l’Allemagne de l’Est 8-3. Dans ce match rugueux, Ferenc Puskás est blessé. Presque sûr d’une défaite, le coach allemand avait fait tourner son effectif. Le 27 juin, c’est la meilleure équipe sud-américaine qui s’oppose aux hommes de Gustáv Sebes. Le sommet tant attendu fut décevant. La Hongrie se détache du Brésil 4-2 dans un match achevé par des bagarres, du terrain aux vestiaires. Avant la finale, c’est l’Uruguay, champion en titre, qui pose le plus de soucis aux Hongrois. En prolongations, L’Aranycsapat s’en remet à Sandor Kocsis, qui signe un doublé de sa « tête d’or » (3-2), surnom qui restera gravé.
La finale est l’une de ces rencontres inexplicables, dans lesquelles l’inenvisageable se produit. La RFA croise à nouveau le chemin des Magyars, qui mènent très vite deux à zéro, sur des buts de Puskás et Czibor. Sous une pluie battante, les Allemands inscrivent deux buts coup sur coup, avant d’être sauvés par Turek, leur portier, puis par ses poteaux. Le Onze d’Or laisse filer ce qui sera sa dernière chance de Coupe du Monde, lorsque Grosics est battu d’un tir puissant, à cinq minutes du terme (3-2). Appelé le « miracle de Berne » la rencontre est sujette à documentaires et écrits, notamment dans lesquels les allemands sont soupçonnés de dopage. Jean-Christophe Rosé, réalisateur d’un documentaire à propos du Onze d’Or, retient la défaite d’un « pays d’artistes » face à un « pays au football basique et sans subtilité ». « Cette victoire allemande n’a pas été un scandale, ça a été un blasphème ».
Une fin qui dépasse le sport
Jusqu’en 1956, la sélection sera à nouveau invaincue, restant dans la continuité de ses performances. Ce ne sera pas le sport qui mettra fin au mythe des Magyars Magiques, mais la politique. Après la mort de Staline en 1953, Nikita Khrouchtchev lance dans le bloc de l’Est un processus de « déstalinisation ». L’emprise des soviétiques se fait moins grande, et une insurrection générale éclate à Budapest à partir d’octobre 1956. Les manifestations réclament une démocratie et s’opposent au régime soviétique encore très présent. Les chars de l’Armée Rouge entrent à Budapest le 4 novembre 1956, et répriment violemment les contestations. En tournée européenne avec le Honvèd, de nombreux joueurs décident de ne plus rentrer au pays. Puskás et Czibor restent en Espagne, l’un au Real de Madrid, l’autre au FC Barcelone.
Le mythe du Onze d’Or a pris fin brutalement. Si la sélection orchestrée par Gustáv Sebes n’a pas pu s’inscrire parmi les vainqueurs d’une Coupe du Monde, elle s’est imposée d’une autre manière. Les Magyars Magiques et leur jeu révolutionnaire restent encore considérés comme une des équipes les plus marquantes de l’histoire. Antoine Blondin, journaliste à l’Équipe en 1956 illustrait parfaitement la popularité du football socialiste : « chaque amateur de football possède deux patries : la sienne, et la Hongrie ».