Ballerines, Crocs, guêtres et chaussettes hautes sur les baskets, jupes superposées aux pantalons, coupes mulets, cheveux et sourcils décolorés, Desigual à la mode… Tout ce qui était, depuis quelques temps, “démodé”, “désuet” ou considéré comme la quintessence du laid, redevient mainstream de nouveau.
Tout ce qui se passe dans le domaine de la mode et de l’influence est exemplifié par ce qu’on appelle le phénomène de “ketamine chic”. Né sur internet il y a environ un an principalement par des influenceurs londoniens, ce phénomène perturbe le monde de la mode et nos pratiques vestimentaires à tous.
Quel est ce que le phénomène de Ketamine Chic ?
Selon le journaliste Daniel Rodgers la ketamine chic serait “le style éclectique qui va jusqu’à la saturation esthétique et symbolique”. Ce style est ramifié, il vient superposer une multitude de micros trends qui sont nées sur les réseaux et qui s’assemblent entre elles – le style kawaii, grunge, blockcore, barbie core et d’autres -. Ces styles mélangés donnent un rendu antagoniste. Toute cette iconographie répond à une nouvelle norme de beauté qui est celle du “moche”, du “désuet, du “kitch” et du mauvais goût.
C’est quoi le “moche”?
Définir le “moche” n’est pas tâche facile quand on sait que la mode est en constante effervescence. Chaque ère redéfinit ses principes de beauté en fonction de la tendance des cinq à dix années précédentes. C’est un clash temporel et cyclique: chaque mode prend le contre pieds de la mode préexistante. Dans les années 70’s, pour être à la pointe de la mode il fallait adopter le style hippie en cohésion avec la nature. Les années 80’s auront un esthétisme plus travaillé avec des coiffures et des maquillages sophistiqués, des shoulder pads et des tailles marquées. Enfin dans les années 90’s, c’est l’anti-fashion qui s’impose avec toute une génération émergente de stylistes immigrés. La mode sera beaucoup moins opulente que celle des années 80’s mais plus beaucoup plus mortifère et dépouillée d’artifices.
L’anticonformisme de Prada, l’émergence de l’ère du “moche”
“Si j’ai fais quelque chose c’est de rendre la laideur attrayante, en fait, la majeure partie de mon travail consiste à détruire, du moins a déconstruire les idées conventionnelles de la beauté. La mode alimente les clichés de la beauté mais je veux les démolir. »
Miucca Prada
A partir des années 80’s le rapport au “moche » change notamment grâce à Miucca Prada. Arrivée avec une volonté assumée de vouloir réhabiliter le moche en utilisant des matières qui ne sont pas nobles, elle fera du Nylon la matière phare de Prada. Le style de Miucca Prada sera associé au trashy et au ugly selon l’ouvrage « Critical Fashion Practice » d’Adam Geczy dans lequel il associe Prada à la discordance « avec une appétence pour le kitch et pour le passé ». Ce n’est pas pour déplaire à Miucca Prada qui l’assume entièrement: “si j’ai fait quelque chose c’est de rendre la laideur attrayante, en fait la majeure partie de mon travail consiste à détruire, du moins a déconstruire les idées conventionnelles de la beauté. La mode alimente les clichés de la beauté mais je veux les démolir. »
Par la suite les grandes maisons prendront part et gout à ce nouveau jeu. C’est le cas de Diesel sous la direction artistique de Glen Martins qui connaît un revirement de situation totale, ayant été mise à l’index depuis quelques années. C’est aussi le cas de Balenciaga sous la direction artistique de Demna, ou encore Acné Studio, Crocs, et Desigual. Ce nouveau style attrait les plus grands ambassadeurs de la mode comme Bella Hadid. Cet esthétique initiée par Prada est difficile à comprendre et à intégrer si on est pas initié à cette esthétique disgracieuse. Cette divergence d’initiation forme la distinction volontaire d’une classe sociale ou la mode et le moche sont intrinsèquement liés.
Le “moche” une tendance subversive ?
Le sociologue Bourdieu dans « la distinction » écrit, en 1979, que “le goût est un enjeu fondamental dans les luttes de classe et dans les luttes sociales”. Autrement dit, le goût est une intuition sociologiquement construite. Il va de soit que le goût “légitime” est associé aux classes sociales supérieurs et dominantes et le mauvais goût aux classes sociales dominées et populaires. Le « mauvais goût » à la mode est alors un phénomène subversif en renversant complément l’ordre de ce qui est beau de ce qui ne l’est pas. Pour autant ce caractère subversif est discutable. Les influenceurs qui adoptent la ketamine chic sont en réalité privilégiés. Se qualifiant comme des artistes et créateurs en free-lance, ils sous entendent ne pas accéder à une certaine stabilité financière. Ils sont, en réalité, privilégiés par leur métier d’influenceur, sont souvent de peau blanche et s’approprient très souvent les codes du mannequinat, la minceur.
“le goût est un enjeu fondamental dans les luttes de classe et dans les luttes sociales”
Pierre Bourdieu
Une génération cynique
Même si nous pouvons remettre en question le caractère subversif de cette trend, celle-ci touche toute une génération et délivre un message, celui d’une génération cynique et domptée par le désir d’une liberté sans limite qui relève presque de l’insolence. Les règles de bienséances n’ont plus leur place: le fait de ne pas pouvoir porter plus de trois couleurs, de ne pas associer plusieurs motifs etc. Contrairement au reste de la société, cette catégorie adepte de la trends est totalement consciente du “moche” qu’elle porte. C’est une manière de provoquer et d’attirer le regard de celui qui ne comprendrait pas comme un adolescent en pleine crise. La ketamine chic serait comme l’allégorie de la fracture entre générations et classes. Il n’y pas que l’accoutrement qui caractérise cette tendance c’est aussi l’attitude détachée, distancée, les postures désinvoltes et désimpliquées. De même, ce cynisme traduit une critique de la mode actuelle, de sa surproduction et de sa sur consommation, en bref d’un dégout de la fast-fashion. La mode en devient ironique et absurde et c’est bien ce que la génération cherche à revendiquer. Le fait d’être beau ne veut plus rien dire et n’est plus ce qu’attrait cette génération. Le sérieux est obsolète et l’aspect pessimisme d’un « je n’ai plus rien à perdre et à prouver » est notable.