La jeunesse serbe en révolte : une mobilisation historique contre la corruption

Depuis plusieurs mois, la Serbie est secouée par un mouvement de contestation étudiant d’une ampleur inédite. Ce soulèvement, qui a débuté en novembre 2024, trouve son origine dans un tragique accident survenu à la gare de Novi Sad. Ce drame, loin d’être un fait isolé, est rapidement apparu comme le symptôme d’un mal plus profond rongeant le pays : une corruption endémique et une impunité généralisée qui compromettent l’avenir de toute une génération. De la colère spontanée à la structuration d’un mouvement national, la mobilisation des étudiants s’est progressivement transformée en une remise en cause plus large du régime en place. Retour sur une révolte qui pourrait bien marquer un tournant décisif dans l’histoire politique de la Serbie.

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Les manifestants bloquant le Pont de la Liberté à NOvi Sad en Serbie, le 1er février 2025. Photographer: Oliver Bunic/Bloomberg via Getty Images

Un drame révélateur

Le 1er novembre 2024, l’auvent en béton de la gare centrale de Novi Sad s’effondre brutalement, provoquant la mort de quinze personnes et blessant grièvement plusieurs autres. Ce projet de rénovation, qui s’inscrivait dans un vaste plan d’infrastructures soutenu par le gouvernement, avait été confié à un consortium d’entreprises chinoises, françaises et hongroises. Rapidement, des soupçons émergent quant aux conditions dans lesquelles ces contrats ont été attribués. Des enquêtes journalistiques révèlent que plusieurs procédures d’appel d’offres avaient été contournées, et que des entreprises sans véritable expertise avaient bénéficié de marchés publics en raison de leurs liens avec des membres influents du gouvernement.

L’opinion publique s’indigne. L’accident, au-delà de son caractère tragique, devient un symbole des dysfonctionnements structurels du pays. En Serbie, où la corruption gangrène depuis des décennies les institutions et où le favoritisme prime souvent sur la compétence, cette catastrophe apparaît comme une conséquence directe de pratiques politiques dévoyées. L’émotion est d’autant plus forte que les révélations s’enchaînent, mettant en lumière un système où l’enrichissement personnel passe bien avant la sécurité des citoyens. L’annonce de l’ouverture d’une enquête judiciaire et l’inculpation du ministre des Transports, Goran Vesic, ne suffisent pas à apaiser la colère. Déjà fragilisé par des scandales précédents, le gouvernement se retrouve sous le feu des critiques, et la rue commence à gronder.

La jeunesse en première ligne

Ce sont d’abord les étudiants de Novi Sad qui, les premiers, descendent dans la rue pour exprimer leur indignation. Très vite, leur mouvement gagne Belgrade et s’étend aux autres grandes villes du pays. Dans les amphithéâtres, dans les couloirs des universités, dans les forums en ligne, le même constat s’impose : cet accident aurait pu être évité si l’État avait fait preuve de transparence et de rigueur. Plus largement, il traduit une réalité bien connue de la jeunesse serbe, contrainte de naviguer dans un système où le népotisme et la corruption sont la norme. La frustration latente qui habite une génération entière éclate alors au grand jour. Les étudiants bloquent les routes, occupent les universités et organisent des sit-in devant les institutions publiques. Bientôt, les lycéens rejoignent le mouvement, observant chaque jour une minute de silence et interrompant la circulation pendant quinze minutes en hommage aux victimes.

Au fil des jours, la mobilisation s’intensifie et s’organise. Des assemblées générales sont tenues dans les facultés, où des revendications claires sont formulées. Ce que les manifestants exigent, ce n’est pas seulement la condamnation des coupables de l’accident, mais un changement en profondeur du système politique. La jeunesse serbe, longtemps perçue comme désabusée et résignée face aux dérives du pouvoir, montre désormais une détermination sans faille. Elle réclame la transparence totale sur les marchés publics, des sanctions sévères contre les responsables de l’accident et de nouvelles garanties pour la protection des lanceurs d’alerte. Mais surtout, elle revendique une réforme de l’enseignement supérieur et une augmentation significative du budget alloué à l’éducation, dénonçant les coupes budgétaires et la précarisation grandissante des étudiants. Ce mouvement ne se contente pas d’exiger des comptes : il porte une aspiration plus large à une société plus juste et plus intègre.

Une répression qui attise la colère

Face à cette contestation grandissante, le gouvernement d’Aleksandar Vučić oscille entre dénégation et répression. D’un côté, le pouvoir cherche à discréditer la mobilisation en affirmant qu’elle est orchestrée par des influences étrangères, notamment occidentales, soucieuses de déstabiliser le pays. Cette rhétorique, déjà utilisée lors de précédents mouvements de contestation, peine cependant à convaincre une population de plus en plus exaspérée par les dérives autoritaires du régime. De l’autre, la répression s’intensifie. La police anti-émeute est déployée dans les grandes villes, des dizaines d’étudiants sont arrêtés, et plusieurs cas de brutalités policières sont documentés. Des vidéos circulent sur les réseaux sociaux montrant des manifestants pacifiques brutalisés par les forces de l’ordre. Ces violences, loin d’intimider les protestataires, ne font qu’alimenter leur colère et renforcer leur détermination.

Les tensions atteignent leur paroxysme lorsque, à plusieurs reprises, des automobilistes forcent délibérément les barrages étudiants, blessant plusieurs manifestants. Ces incidents, largement relayés par les médias, choquent l’opinion publique et jettent une lumière crue sur la polarisation extrême du pays. Pour de nombreux Serbes, cette crise dépasse désormais la seule question de la corruption et soulève des interrogations plus larges sur l’état de la démocratie et des libertés publiques. Le mouvement étudiant devient ainsi le catalyseur d’une contestation plus large, où se retrouvent intellectuels, militants associatifs et citoyens de tous horizons, unis par un même rejet du régime en place.

Une démission qui ne suffit pas à calmer la rue

Après trois mois de manifestations ininterrompues, le Premier ministre serbe Milos Vucevic annonce sa démission le 28 janvier 2025. Ancien maire de Novi Sad, il était directement impliqué dans le projet de rénovation de la gare et cristallisait la colère populaire. Dans son discours, il exprime son souhait que son départ permette d’apaiser les tensions et de rétablir la confiance entre les institutions et la population. Mais cette annonce, loin de marquer la fin du mouvement, est accueillie avec scepticisme par les manifestants. Pour eux, cette démission n’est qu’une manœuvre politique visant à contenir la contestation sans remettre en cause les fondements du système. Ils maintiennent donc la pression, refusant que cette crise se solde par un simple changement de figure à la tête du gouvernement.

Un mouvement appelé à durer ?

Alors que le pays s’enfonce dans l’incertitude, une chose est sûre : la jeunesse serbe a fait entendre sa voix, et elle ne semble pas prête à se taire. Cette mobilisation, au-delà de ses revendications immédiates, révèle un malaise plus profond au sein de la société serbe. Pour beaucoup, il ne s’agit pas seulement de dénoncer une tragédie ou d’obtenir des réformes ponctuelles, mais de poser les bases d’un véritable changement politique et social.

Reste à savoir si cette colère se transformera en un véritable mouvement de transformation ou si, comme tant d’autres mobilisations avant elle, elle finira par s’essouffler face aux résistances du pouvoir. Ce qui est certain, c’est que la Serbie ne sera plus tout à fait la même après cette révolte. Une nouvelle génération a pris conscience de son pouvoir et de son rôle dans l’avenir du pays, et cela pourrait bien redessiner les contours de la politique serbe pour les années à venir.




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