Triangle bleu, cœur rose ou encore pizza… Ces pictogrammes à l’apparence anodine sont devenus un véritable mode de communication utilisé dans les milieux de la pédocriminalité et du masculinisme selon une enquête menée par Franceinfo. Non seulement, les émojis sont aujourd’hui une langue à part entière (dont le premier « alphabet » daté de 1999 est exposé au Musée d’Art Moderne de New-York), mais un tout nouveau lexique a fait son apparition, permettant aux adeptes de communiquer sans se faire repérer. Cette pratique a un nom : l’algospeak, ou l’art de déjouer la censure sur les réseaux sociaux.
Pédophilie
🍕. Ce symbole censé représenter une pizza est au cœur d’une affaire de détournement sur fond de pédocriminalité. Ces dernières semaines, il est apparu sur de nombreux pseudos TikTok. Un code utilisé par les pédocriminels pour identifier les comptes diffusant des images d’enfants et d’adolescents, à caractère sexuel. Pour le moment, il ne s’agit que de pizzas, mais il y a fort à parier que ces mouvements pédocriminels vont évoluer.
La police nationale a dénoncé un “phénomène inquiétant”. Dans une vidéo publiée sur X le 24 mars, elle ajoute qu’elle suscite aussi de “nombreux” signalements. L’identité de la personne à l’origine de cette utilisation détournée est pour l’heure inconnue, mais sa signification est connue. Dit “cheese pizza” en anglais, il a pour initiales “cp”. Les mêmes que pour “child porn” ou “pédocriminalité” en français.
#Protéger | Sur TikTok, des comptes partagent des photos suggestives de mineurs, identifiés par l’émoji “pizza”. Si vous êtes témoin de ce genre de profils, signalez les sur #PHAROS : https://t.co/dpNkSZpykN pic.twitter.com/DtOwgo1Gms
— Police nationale (@PoliceNationale) March 24, 2025
Ces comptes TikTok utilisent ce code pour ne pas se faire repérer, et permettent aux pédocriminels de les rendre identifiables. Via des « images de jeunes filles mineures, parfois dans des poses suggestives […], [qui] ne relèvent pas toujours d’une infraction pénale immédiate», explique la représentante de la police sur X, ces comptes « attirent les individus vers des plateformes comme Telegram où des contenus pédocriminels sont monnayés ».
L’émoji pizza fait parler de lui récemment. Pourtant, il n’est pas le seul. D’autres symboles sont utilisés par les pédophiles entre eux pour se reconnaître. Un triangle bleu enroulé sur lui-même permettrait de signifier qu’ils recherchent un petit garçon, un cœur rose des petites filles, tandis qu’un papillon rose et violet des enfants très jeunes. Derrière ces nouveaux modes de communication, se cache un véritable danger, en particulier pour les adolescents. Samuel Comblez, directeur général, adjoint de l’association e-Enfance et directeur du 3018, numéro national pour les victimes de violences numériques et de harcèlement développe cette problématique dans l’enquête de France Info. Il explique : « Enormément de jeunes tombent dans ces pièges qui sont très facilement tissés : très efficaces, très discrets et qui échappent à la surveillance des adultes et des forces de l’ordre ».
Masculinisme
Le mouvement “Red Pills” créé par la sphère complotiste et l’extrême droite utilise l’image de la pilule rouge en lui attribuant un tout autre sens. Elle inviterait leurs membres à sortir d’un prétendu “mensonge” féministe, puisque à leur sens, les inégalités de genre n’existent pas. Plus encore, les femmes seraient oppressantes pour les hommes. Une pratique déjà répandue aux Etats-Unis. L’image de la pilule rouge permet aux masculinistes de se repérer ou de revendiquer leur mouvance.
A l’origine de ce lexique, impossible de ne pas identifier la référence à Matrix et son opposition entre pilules bleues et rouges. Dans la saga, la pilule bleue met fin à l’histoire et rend impossible l’accès à la vérité. La pilule rouge, au contraire, permet d’accéder à la réalité en quittant la matrice.
La théorie ne s’arrête pas là. Prenez l’émoji dynamite. Il ferait référence à la pilule rouge qui explose. Autrement dit, elle sert à indiquer qu’un homme est un incel. Comprendre : unvoluntary celibate, un célibataire involontaire. Marqués par cette idéologie, des hommes se déclarant “incels” ont commis une douzaine de meurtres entre 2014 et 2020. Effectivement, cette communauté prône la violence contre les femmes ainsi que la misogynie. Autre variante, l’émoji 100. Il est utilisé pour représenter la théorie du 80/20. Une théorie selon laquelle 80 % des femmes sont attirées par 20 % des hommes, encourageant ainsi les hommes à piéger les femmes parce qu’ils ne les intéresseront jamais d’une autre manière.
Les cœurs de couleurs ont eux aussi le droit à une réinterprétation. Violet pour une attirance sexuelle, rose pour une relation sans rapports physiques, orange pour indiquer à la personne qu’elle est en sécurité, etc. Plus connus enfin, d’autres émojis font référence à la sexualité et aux parties intimes : l’aubergine (pour le pénis) et la pêche (pour le postérieur). Toutes les semaines, l’association e-Enfance va à la rencontre des enfants et adolescents pour faire de la prévention sur ces dérives et échanger sur leurs habitudes. “ Charge à nous de garder un état de vigilance, d’être en veille sur ces évolutions parce que quand on va identifier un risque, on va pouvoir le transformer en message de prévention et alerter les forces de l’ordre et les différents ministères avec lesquels on travaille, pour que l’information puisse passer », témoigne Samuel Comblez.
Dog Whistle et antisémitisme
Dans un autre registre, ce détournement symbolique, qui foisonne maintenant en ligne, est utilisé pour permettre aux antisémites de faire circuler leurs messages à l’abri des censeurs. L’émoji biscuit fait référence au four, donc au crématoire. L’émoji douche fait référence aux chambres à gaz, déguisées en salle de bain. Deux éclairs pour le signe des SS. Plus encore, le peintre avec ses pinceaux servirait à représenter Hitler, en référence à sa tentative d’intégrer l’Académie des Beaux-Arts de Vienne dans sa jeunesse. Les initiales « TJD » sont, quant à elles, utilisées pour appeler à la « Total Jewish Death », c’est-à-dire un nouveau génocide.
Ce procédé rhétorique appelé dilogie en français et dog whistle en anglais fait référence à un sifflet audible seulement par l’ouïe fine des chiens. Cette pratique, très prisée des milieux racistes et antisémites, permet de contourner la censure des modérateurs de plateforme en ligne. Le journal indépendant québécois Le Devoir, révèle que ce phénomène s’est amplifié à la suite de l’attaque du 7 octobre. “Le réseau X a enregistré une augmentation de 800 % des messages antisémites au cours des semaines suivantes. Le Musée de l’Holocauste a d’ailleurs subi les effets de la tragédie et de la guerre qui perdure à Gaza, son site Internet recevant depuis beaucoup plus de commentaires haineux qu’à l’habitude”.
Alors nombreux sont ceux qui craignent le progrès technologique et la possibilité que les machines dépassent un jour l’Homme. Pourtant, cet article prouve que le danger est autre. Si les émojis ont une face cachée, les hommes eux se cachent derrière les émojis. Ces messages ne sont pas alimentés par les machines, pas par les algorithmes, pas par les plateformes, mais par les humains. Derrière un contenu pédophile, il y a un pédophile, derrière un message antisémite, un antisémite. Alors, oui, les plateformes devraient être encore plus surveillées, mais le vrai problème, c’est les dérives de l’humanité.
Pour rappel : acheter, partager ou posséder des images à caractère pédoponographique est une infraction pénale. En France, elle est punie jusqu'à 7 ans de prison et 100 000 euros d’amende. Si vous êtes témoins de ce genre de contenu, signalez- le sur la plateforme Pharos, en charge des contenus illicites présents sur internet. Un numéro national est également à disposition. Si vous êtes victime de violences numériques, appelez le 3018.