Une histoire contrariée entre la Géorgie et son voisin russe
Un pays qui vous a offert votre plus fameux dirigeant ne doit-il pas être considéré comme partie intégrante de votre nation ? La Géorgie, petit État du Caucase, revêt un caractère d’importance pour la Russie, notamment car le pays est un ancien membre de l’URSS, de 1921 à la chute du super-État en 1991 et est pertinent dans la stratégie de développement de son influence pour la Russie. Mais quelque part l’est elle peut-être aussi en tant que nationalité d’origine de Joseph Staline, dirigeant sanguinaire mais qui conserve l’admiration des Russes, en qualité de « petit père des peuples » ayant vaincu l’ogre nazi.
Lorsque, dans les années 1990, la Géorgie tisse des liens avec les partenaires occidentaux, autrefois ennemis de l’URSS, la Russie ne tarde pas à répliquer, afin de conserver la subordination de cet ancien allié. Ainsi, au moment où les régions séparatistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie proclament leur indépendance et ouvrent un front armé contre le pouvoir central géorgien, tandis que ce dernier n’en était qu’à ses balbutiements, la Russie assurait un soutien aux séparatistes dans leur lutte. Dès lors, les tensions s’amplifient et culminent avec la guerre russo-géorgienne de 2008.
En août 2008 la Géorgie, en réponse au renforcement des liens entre la Russie et les deux provinces, et poursuivant son objectif de les intégrer sous son autorité, lance une offensive. De son côté, la Russie, prenant pour prétexte la défense des minorités russes au sein des auto-proclamées républiques autonomes, riposte par l’envoi de troupes dans des territoires pourtant reconnus par la communauté internationale comme géorgiens, afin de prendre le contrôle des deux régions séparatistes, dont elle annonce reconnaître l’indépendance. Officieusement, ces manœuvres ont été menées en raison du rapprochement entre la Géorgie et les structures euro-occidentales, opéré depuis la conquête du pouvoir de Mikheil Saakachvili, à la suite de la révolution des Roses en 2004. Du fait de l’invasion russe des régions d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, la Géorgie est dépossédée de 20% de son territoire, occupé par son gênant voisin.
La Géorgie, partagée entre intégration occidentale et maintien de l’influence russe
Aujourd’hui, la société géorgienne est caractérisée par une ambivalence quant à l’orientation à adopter pour le pays, entre la volonté affichée de se rapprocher, puis de rejoindre les institutions occidentales, l’UE et l’OTAN et l’ancrage dans le bloc de soutien russe. Cette ambivalence se traduit au niveau politique, ce conflit d’opinion ayant lieu au sein même de l’exécutif. Salomé Zourabichvili, présidente de la République, défend avec conviction l’avenir occidental de son pays. Elle est elle-même très liée à l’Occident, et plus particulièrement à la France. Née à Paris de parents ayant fui l’invasion soviétique en 1921, elle a travaillé comme diplomate au bénéfice de la France, notamment auprès de l’OTAN et de l’UE, puis est devenue ambassadrice de la France en Géorgie, avant de s’emparer de fonctions au sein de son pays d’origine, et désormais de réadoption.
À l’inverse, le gouvernement géorgien est absolument déterminé à renforcer les relations avec la Russie. Le pays est dirigé par le parti populiste Rêve géorgien, dont la tête d’affiche est le Premier ministre Irakli Kobakhidze, mais qui est contrôlé en sous-main par le très influent homme d’affaires Bidzina Ivanichvili. Le gouvernement actuel a engagé, depuis plusieurs années, une procédure de séparation avec l’Occident, pour se tourner de nouveau vers son ancien maître, la Russie. Or, depuis le début des années 2010, c’est le gouvernement, et a fortiori le Premier ministre, qui possède l’ensemble des pouvoirs exécutifs, le président de la République n’ayant qu’un rôle représentatif.
La Géorgie prend donc le tournant d’un rapprochement avec la Russie. Pourtant, les velléités pro-occidentales de la présidente sont largement partagées au sein de la population russe. Plus de 80% de la population se déclare favorable à l’intégration du pays dans l’Union européenne. Surtout, la guerre en Ukraine, qui rappelle au peuple russe la souffrance de 2008, d’autant plus que les mêmes motivations sont évoquées par l’agresseur, a fini de convaincre les Géorgiens de la nécessité d’arrimer le pays à l’Occident. La guerre en Ukraine est quelque part la leur, celle qu’ils auraient dû mener en 2008. C’est peut-être pour cette raison que la brigade géorgienne compte parmi les plus nombreuses, si ce n’est la plus nombreuse, des forces étrangères combattant pour le pays martyr.
L’adoption de lois liberticides contestées
Les prétentions européennes de Tbilissi avait conduit le gouvernement à effectuer une demande d’adhésion à l’Union européenne en mars 2022. Malgré le refus du Conseil européen en juin 2022, le statut de candidat à l’adhésion à l’Union européenne a été accordé à la Géorgie en décembre 2023. Cet aboutissement avait été accueilli avec enthousiasme par une population géorgienne absolument tournée vers l’avenir européen, qui n’hésite pas à en faire la démonstration lors de manifestations engagées. Néanmoins, bien que le destin européen du pays se dessinait, étape par étape, celui-ci a été freiné par le travail de sape que mène le parti au pouvoir avec l’Occident depuis le tournant autoritariste et pro-russe adopté depuis 2021. Ainsi, le modèle géorgien tend à se conformer au modèle russe, comme l’illustrent deux lois liberticides promulguées par le pouvoir.
La première est la loi sur « les agents de l’étrangers », qui prétend lutter contre l’influence étrangère dans les affaires de la Géorgie. Par conséquent, tous les médias et les ONG dont plus de 20% des financements proviennent de l’étranger sont enregistrés comme « poursuivant les intérêts d’une puissance étrangère ». Si l’objectif affiché est la transparence de ces organisations, cette loi est en réalité une attaque contre les activités d’opposition au gouvernement. Elle est la transposition d’une loi en vigueur depuis 2012 en Russie.
Devant la colère populaire qui s’était exprimée dans les rues de Tbilissi, qui avait reçu le soutien de la présidente de la République, et notamment de violents affrontements entre manifestants et policiers et une tentative d’intrusion au Parlement, la loi avait été reportée en mars 2023. Elle est désormais entrée en vigueur, à la suite d’une nouvelle adoption, malgré un véto présidentiel, par le Parlement le 28 mai 2024 et de sa promulgation le 3 juin.
La seconde est la loi sur « les valeurs familiales et la protection des mineurs », qui affiche l’objectif de préserver la culture nationale russe contre la propagande LGBT, perçue comme une lubie pro-occidentale. Ainsi, le texte de loi interdit « la propagande des relations homosexuelles et de l’inceste » dans les établissements scolaires, entend empêcher la tenue de « rassemblements et manifestations » qui font la promotion de l’homosexualité et rappelle l’interdiction pour les couples homosexuels de se marier et d’adopter un enfant. Les mesures énoncées, en particulier la mise sur le même plan de l’homosexualité et de l’inceste, constitue de façon incontestable une attaque contre les droits des personnes LGBT.
La loi a été adoptée par le Parlement le 17 septembre 2024 et promulguée le 3 octobre, malgré le refus initial de la présidente de procéder à cela. Le texte est similaire à la législation russe qui, depuis une dizaine d’années, a renforcé sa lutte contre les droits LGBT.
Le processus d’adhésion à l’Union européenne gelé
Quoique le gouvernement de la Géorgie soutienne en apparence le processus d’adhésion du pays à l’UE, les agissements de Rêve géorgien éloignent toute perspective européenne. L’utilité de ce double-jeu semble être d’éviter une colère populaire, tout en poursuivant l’objectif du rapprochement avec la Russie. Face à la loi contre l’influence étrangère, l’UE a gelé le processus d’adhésion de la Géorgie. La loi anti-LGBT ne devrait semble-t-il pas arranger la situation. L’adoption de ces lois, profondément contraires aux valeurs promues par l’UE, éloigne le pays de l’objectif, pourtant inscrit dans sa Constitution, de « prendre toutes les mesures […] pour assurer la pleine intégration de la Géorgie dans l’Union européenne et l’Organisation du traité de l’Atlantique nord ».
La Présidente Salomé Zourabichvili, en opposition frontale avec son gouvernement, dénonce l’emprise de la Russie qui se déploie sur la Géorgie, considérant que, concernant les élections parlementaires qui se dérouleront en octobre 2024, « ce ne sont pas des élections ordinaires, mais plutôt un choix entre l’avenir européen et le passé russe ».