Jusque-là, la communauté internationale se contentait de regarder d’un œil inquiet les déboires du milliardaire. Après un rachat pour 44 milliards de dollars le 27 octobre, Elon Musk avait licencié la moitié de ses salariés. Tout juste la mesure avait-elle provoqué des sursauts individuels, avec deux millions d’utilisateurs en moins.
Mais lorsqu’il suspend, le 15 décembre dernier, les comptes d’une douzaine de journalistes américains, c’est la goutte de trop. Dès le lendemain, la Commission européenne comme les Nations unies dénoncent l’atteinte à la liberté d’expression.
Suspensions de comptes
Les journalistes visés étaient accusés d’avoir publié des tweets renvoyant à un site traçant la localisation de son jet privé. Parmi eux figurent notamment Donnie O’Sullivan, journaliste à CNN et Ryan Mac du New-York Times.
En réalité, ceux-ci réagissaient à une décision prise mercredi de suspendre une dizaine de comptes de “flight tracking”. Ceux-ci consistent à suivre les déplacements des jets privés de milliardaires. L’un d’eux était particulièrement visé : @elonjet. Créé par un étudiant de 20 ans, Jack Sweeney, celui-ci partageait en temps réel la position du jet d’Elon Musk. Pour ce faire, le “bot” (diminutif de robot) ne faisait que reposter les données émises publiquement par l’avion.
Dans la nuit de jeudi à vendredi, le PDG de Twitter s’est empressé de justifier sa décision dans plusieurs tweets. “Me critiquer toute la journée est tout à fait acceptable, mais révéler ma position en temps réel et mettre ma famille en danger ne l’est pas.”, explique-t-il.
“Reprendre le contrôle”
Si les comptes de journalistes sont aujourd’hui rétablis, la situation n’en reste pas moins “préoccupante” selon Volker Turk, le haut-commissaire des Nations unies aux droits humains. Le 5 novembre, il avait déjà adressé une lettre ouverte au milliardaire, en réaction aux licenciements jugés abusifs.
Le respect de nos droits humains partagés devrait tenir lieu de garde-fous pour l’utilisation et l’évolution de la plateforme.
Extrait de la lettre ouverte de Volker Turk adressée à Elon Musk, le 5 novembre 2022.
Pour le journaliste suspendu Donnie O’Sullivan, l’acte de celui devenu l’homme le plus riche du monde s’apparente à une tentative d’intimidation visant les reporters couvrant ses entreprises.
L’opinion est partagée par Reporters sans frontières. Dans un communiqué, son secrétaire général Christophe Deloire ne mâche pas ses mots pour décrire la situation : “il faut reprendre le contrôle démocratique de ces plateformes avant qu’elles ne soumettent totalement les démocraties à leurs caprices et qu’il ne soit trop tard.”.
L’ONG dénonce notamment le caractère “arbitraire” des changements de règlements de Twitter, décidés par son président. Le dernier en date concerne le “doxxing”, dont le “flight tracking” est une des formes. Dans un tweet du 15 décembre, Elon Musk en redéfinit les contours. “Poster la position géographique de quelqu’un en temps réel viole le règlement sur le doxing, mais le mettre en ligne en différé est autorisé”, précise-t-il.
La pratique consiste à révéler publiquement des informations personnelles sans l’accord de la personne concernée. Pouvant relever de la cybercriminalité, c’est aussi une source pour les journalistes. Lorsqu’elle révèle des informations jugées d’intérêt public, le doxing est donc un pilier du droit à l’information.
L’arrivée de la désinformation ou le retour de la liberté d’expression ?
Ces atteintes au droit à l’information en surprennent certains, ce dernier s’affichant en défenseur de la pluralité d’opinions. Alors qu’il bannit d’un côté ses détracteurs, il rétablit de l’autre près de 12 000 comptes. Début décembre, on a ainsi vu sur la plateforme le retour de comptes qui avaient été suspendus pour différents propos controversés, la plupart jugés antisémites, racistes, misogynes ou transphobes.
Le compte le plus emblématique ayant été restauré est bien sûr celui de Donald Trump, exclu du réseau le 8 janvier pour “incitation à la violence” après l’assaut du Capitole le 6 janvier. Mais la réintégration concerne aussi les comptes de personnalités françaises qualifiées par certains médias de “complotistes”, qui se sont notamment manifestés par leur scepticisme pendant la pandémie de Covid 19. C’est le cas de l’alsacien Silvano Trotta, d’Eric Chabrière ou encore de Robert Malone, tous défenseurs des thèses du Professeur Didier Raoult.
Force est de constater que, sur le terrain de jeu d’Elon Musk, la liberté d’expression valse avec la désinformation pour certains, ou un nouvel espoir de se faire entendre pour d’autres.