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Le journal pour les jeunes, par les  jeunes

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L’essence politique du festival de Cannes

La Palme d’or est souvent considérée comme la récompense la plus prestigieuse du monde du cinéma. Elle dépasserait même l’Oscar selon Jeetendr Sehdev, spécialiste des effets de marque, dont l’étude est rapportée et citée en 2015 par The Hollywood Reporter. Pourtant, la vocation de Cannes n’était pas de concurrencer la cérémonie des Oscars, mais bien un autre festival : la Mostra de Venise.

Dans un contexte tendu, Cannes semblait être l’alternative pour un cinéma politiquement indépendant. En 1938, alors que l’Europe glissait inéluctablement dans la violence fasciste avec l’annexion des Sudètes et l’Anschluss, les totalitarismes prospéraient en Allemagne, en Espagne et en Italie, et que le monde de l’art cédait aussi à la vague Noire et Rouge, Joseph Goebbels inaugura l’ouverture du festival de la Mostra de Venise. La propagande à peine masquée du festival poussa l’ancêtre du Lion d’or, la Coppa Mussolini, à perdre tout crédit à cause de l’influence omniprésente de la dictature dans les choix du jury. Quand « Les Dieux du stade » (Leni Riefenstahl, 1938), un film de propagande nazi, remporta le Lion d’or par intervention directe de Mussolini, c’en fut trop pour Philippe Erlanger, Émile Vuillermoz et René Jeanne, tous trois membres du jury international de la Mostra cette année.

Ensemble, ils décidèrent de fonder un festival de cinéma international à vocation politiquement indépendante. Avec le soutien du Front populaire et du ministre de la Culture Jean Zay, le festival de Cannes fut créé avec pour ambition de devenir le plus grand festival de cinéma international au monde. La première cérémonie n’eut pas lieu à cause de l’entrée en guerre de la France en 1939.

CANNES-06

Le choix de la ville de Cannes

En 1946 eut lieu le premier festival de Cannes où la Palme d’or fut décernée en référence au blason de la ville (une palme et deux lys). La sélection de la ville résulta d’une lutte d’influence entre plusieurs grandes villes francophones comme Lucerne en Suisse, Alger en Algérie, et Biarritz, qui fut d’ailleurs favori jusqu’à la décision finale. En effet, la ville basque, qui connut un essor touristique dès la seconde moitié du XIXème siècle avec les visites régulières de Napoléon III, avait proposé de nombreuses subventions pour le festival. Finalement, le festival de Cannes, grâce à l’association de ses nombreux palaces et installations touristiques, finit par convaincre le comité d’État en promettant également de surenchérir les subventions proposées par Biarritz. Ainsi, le jury en charge de décider de la ville qui accueillerait le festival réouvrit le dossier pour choisir la Croisette, poussant Biarritz à retirer sa candidature.

Palais Croisette 1949

La part politique du festival
Dès 1946, dans une période d’enthousiasme démocratique et de croissance économique, le festival commença à grandir selon sa vocation : l’indépendance politique. L’accueil de grands noms du cinéma et le soutien des industries américaines et britanniques permirent au festival de Cannes de s’imposer en Europe au point de faire de l’ombre à la Mostra de Venise, qui devait à cette époque réaffirmer son indépendance et œuvrer à la réconciliation européenne. En France, ce sont les coûts de la guerre et l’instabilité politique de la Libération qui entravèrent le développement du festival de Cannes au point où, en 1947, le gouvernement ne put participer au financement de la construction du Palais du festival. Le Syndicat de la Confédération Générale des Travailleurs (CGT) à énormément contribué à la construction du Palais Croisette, lequel accueillit les cérémonies jusqu’en 1983. Aujourd’hui encore, la CGT siège au conseil d’administration du festival de Cannes. On notera que l’événement est toujours resté en lien avec l’actualité politique française. En 2019, le festival de Cannes voit défiler des gilets jaunes sur la Croisette malgré l’interdiction préfectorale, et une tribune intitulée « Nous ne sommes pas dupes » est signée par Juliette Binoche, Emmanuelle Béart et près de 1500 autres personnes issues du monde du cinéma.

La CGT a également organisé une manifestation en 2023 pour « se rappeler au bon souvenir du gouvernement » et afficher une critique publique à la réforme des retraites qui a secoué l’opinion publique l’année dernière. On notera également la question de la parité, omniprésente depuis 2018 avec la signature de « la Charte pour la parité et la diversité dans les festivals de cinéma » portée par le Collectif 50/50, qui vise à produire et publier des statistiques genrées et à suivre un calendrier de transformation des instances dirigeantes avec pour objectif d’atteindre la parité parfaite. Cette parité, malgré l’événement Justine Triet, n’affiche pas encore de résultats marquants. « En 2024, la part de réalisatrices en compétition, inférieure à 2023, ne dépasse pas les 20 % », déclare France 24 le 11 mai 2024.

L’implication politique du festival tournée vers la liberté politique et les valeurs humanistes mais son héritage du parti de gauche Le Front Populaire (principal soutien de sa création en 1938) et la présence de la CGT dans son conseil d’administration n’excluent pas une certaine neutralité de surface. Par exemple, les représentations explicitement partisanes et religieuses sont interdites sur le tapis rouge, interdiction réaffirmée par un arrêt du conseil d’État de mai 2023 interdisant de manifester dans un large périmètre autour du festival.

Un impact en politique publique mais également culturelle et commerciale : retour sur l’affaire Langlois

Entre le début des années 50 et la fin des années 60, fleurit « la Nouvelle Vague ». Un genre cinématographique porté par de grands noms tels que Truffaut, Varda, Godard et tant d’autres, qui s’appuie sur l’usage de nouvelles technologies pour renouveler l’ambition du cinéma et en faire un médium de critique par la représentation réaliste de la vie. Le cycle « Antoine Doinel » de François Truffaut, par exemple, suit, à travers différents films, la vie d’un personnage fictif qui traverse son époque et fait face aux enjeux de son temps.

Bouleversant le cinéma traditionnel et permettant un plus grand réalisme, la Nouvelle Vague encourage la vocation du cinéma à ne plus seulement divertir mais aussi à représenter. Les progrès techniques sont accompagnés par le soutien majeur du festival, qui développe son champ de reconnaissance en créant en 1959 le prix de la mise en scène, répondant par la même occasion aux inquiétudes des cinéastes par rapport à la mise en avant du cinéma. En 1959 également est créée la première plateforme au monde, le « marché du cinéma », permettant la rencontre des producteurs de cinéma et des distributeurs dans le but d’élargir les possibilités de créations et de propagation des œuvres.

Ces avancées sur le plan culturel et économique du cinéma étaient accompagnées par la création de la « cinémathèque », un site d’archive et de restauration d’œuvres cinématographiques d’envergure mondiale par Henri Langlois. Truffaut, Rohmer et Godard, ainsi que d’autres réalisateurs chéris de Cannes et piliers de la Nouvelle Vague, se renommaient « les enfants de la cinémathèque ». Pourtant, en 1968, André Malraux, alors ministre de la Culture, décida de démettre Henri Langlois de ses fonctions à la direction administrative de la cinémathèque. Il lui était reproché de négliger l’administration et la gestion, ainsi que d’être très opaque sur le droit de propriété de la cinémathèque. On lui reprochait également la détérioration du matériel de conservation et de milliers de films dont il refusait l’accès aux techniciens et à certains chercheurs. Pour certains, il s’agirait surtout d’un manque de moyens mis à disposition.

En février 68, l’affaire Langlois mit en lumière le militantisme assumé des grands noms du cinéma comme Claude Lelouch, Jean-Luc Godard, François Truffaut ou Louis Malle. Des manifestations eurent lieu à Paris, et l’on vit manifester en France et à l’étranger Charles Chaplin, Stanley Kubrick, Orson Welles, ou encore Luis Buñuel, François Truffaut, Jean-Pierre Léaud, Claude Jade, Alain Resnais, Jean-Luc Godard et Jean Marais. Les intellectuels, déjà échauffés par le scandale Langlois (où d’ailleurs Daniel Cohn-Bendit encore inconnu prit certaines de ses marques), choisirent en masse de se joindre aux mouvements sociaux et étudiants de Mai 68, et à impliquer le cinéma dans la lutte sociale. On proposa de déplacer le festival de Cannes à Paris, voire de l’interrompre tout simplement. Face au refus de l’administration du festival et à l’opposition de certains cinéastes comme Polanski, les réactions s’intensifièrent jusqu’à la fameuse « Action Cannoise » de Godard, notamment relatée dans le film « Le Redoutable » de Michel Hazanavicius (2017).

Banderolle manifestestante en Fevrier 68

« Vous êtes cons » s’écrie Godard. Le tirage forcé des rideaux à Cannes

Alors qu’une partie du milieu artistique se révoltait contre le gouvernement gaulliste, des cinéastes comme Jean-Luc Godard, François Truffaut et Claude Lelouch, exigèrent non seulement la réintégration d’Henri Langlois, mais aussi l’interruption du festival en soutien aux luttes sociales de 68. Le 18 mai 68, Godard déclara vouloir « démolir la structure de Cannes ». Il fut soutenu par la démission de membres du jury, le retrait de certains films et le chaos général décrit en direct par l’AFP à l’époque. Godard s’attacha même aux rideaux rouges de la grande salle pour empêcher la projection d’un film.
Dans la journée, le délégué général du festival, Robert Favre Le Bret, déclara :”Cannes n’est ni bourgeois, ni prolétaire”, et en appela à ce que le festival “reste ce qu’il est, le plus important des rendez-vous annuels du monde du cinéma”. Pourtant, le 19 mai 1968, la 21ème édition du Festival de Cannes fut interrompue puis définitivement close, marquant la victoire des frondeurs soixante-huitards.

Le Festival de Cannes, né de la frustration d’un antifasciste, est devenu le cœur battant du cinéma mondial. Bien qu’il s’agisse d’un évènement mondial apartisan et ouvert à tous, son intégration année après année au discours politique est demeurée constante, prouvant par le témoignage de son histoire que l’art et la société ont souvent les mains jointes.

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