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ENTRETIEN. Pierre Bourgois, une campagne américaine “polarisante”

Dans le Carnet de Campagne dédié aux élections américaines, découvrez les avis d'experts sur la situation. Aujourd'hui, Pierre Bourgois, maître de conférence en science politique, fait le point sur la politique intérieure et étrangère des Etats-Unis.

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Le capitole à Washington DC. Getty Images
Le capitole à Washington DC. Getty Images
C.F: Pouvez-vous vous présenter?

P.B: Je suis Pierre Bourgois, maître de conférences en science politique à l’Université Catholique de l’Ouest, docteur en sciences politiques de l’Université de Bordeaux, où j’ai soutenu une thèse sur Francis Fukuyama et le néoconservatisme américain. J’ai deux domaines de recherche : la politique intérieure comme étrangère des États-Unis et un autre aspect plus sécuritaire avec la stratégie de défense des États-Unis notamment. J’ai aussi vécu aux États-Unis et travaillé avec le ministère des Armées.

C.F: Tout d’abord, si vous aviez un mot pour décrire la campagne des élections américaines jusqu’ici quel serait-il et pourquoi ?

P.B: Je dirais polarisante. On a rarement vu une société américaine aussi divisée, parce qu’on a deux candidats qui se détestent, qui incarnent deux camps qui se détestent, et qui incarnent deux Amériques qui se détestent. On a deux Amériques qui ne se parlent plus, aujourd’hui, on a deux candidats qui sont aux antipodes. Les divisions sont normales en démocratie, c’est normal de s’affronter sur des aspects idéologiques. Là, c’est plus qu’un affrontement idéologique, c’est une opposition telle que ce sont des identités américaines qui s’affrontent.

C.F: Quels sont les enjeux de ces élections pour les États-Unis ? Concrètement, ils doivent faire le choix entre deux sociétés opposées ?

P.B: Oui, et non. Oui, car Trump et Kamala Harris représentent deux projets de sociétés différents, fondés sur une vision du monde différente. On le voit sur les thématiques de l’avortement, sur les thématiques économiques avec une politique interventionniste pour Kamala Harris, et une politique de laissez-faire pour les Républicains. Ils ont donc une vision de la politique intérieure différente mais aussi une vision de leur politique étrangère différente. D’un côté, nous avons une candidate démocrate qui veut soutenir les démocraties, qui s’intéresse à l’ordre libéral, à la défense de l’ordre occidental, et de l’autre côté un candidat républicain qui a une approche souverainiste, à tendance isolationniste en tout cas en rupture avec l’ordre libéral traditionnel. Pour autant, on se rend compte que finalement, au-delà de la volonté des candidats, on a une Amérique qui est déclinante sur le plan international et sur le plan interne. Démocrate comme Républicain, les candidats ne semblent pas pouvoir enrayer le déclin interne et externe des États-Unis. En résumé, je dirais oui, deux projets de société théoriquement différents, qui pour autant n’enrayeront pas le déclin engagé depuis plusieurs années.

C.F: Donc à la fin du prochain mandat, les résultats pourraient être les mêmes avec Kamala Harris et avec Donald Trump ?

P.B: Les deux candidats ne semblent pas mesurer les enjeux. Il y a la politique politicienne en tant que telle, il y a de vraies différences sur les plans environnementaux, sociétaux… Mais, si on parle en termes de changement de société, on a dans les deux cas une Amérique déclinante.

C.F: Les sujets majeurs de ces élections sont des sujets de société. On en entend beaucoup parler dans les débats. Mais est-ce que ça clive les Américain.e.s ?

P.B: Sur tous les sujets, les Américains sont clivés. Aujourd’hui, c’est comme cela dans toutes les démocraties, le sociétal prend le dessus sur l’économie. Bien que le thème de campagne qui s’impose dans cette campagne, c’est l’économie. On retrouve des sujets qui sont des thèmes importants des années 80-90. Mais, le sociétal avec l’avortement, les questions identitaires, les manifestations raciales, les armes à feu prennent une place importante. Aux États-Unis, on a deux Amériques qui ne se côtoient pas. Vivre en Californie n’a rien à voir avec vivre dans l’Utah. Ce sont deux Amériques dans le mode de vie, dans le rapport aux armes à feu, à l’utilisation de la voiture, etc.

C.F: Pour un grand nombre de Français, le personnage de Trump paraît vraiment excentrique. En 2020, un sondage Odoxa a affirmé que 85% des Français avaient une mauvaise image de Trump. Dans les mots associés, on retrouvait “agressif”, “dangereux”, “malhonnête”. C’est donc compliqué de comprendre comment il a pu accéder à un tel siège. Comment Trump est-il vu en Amérique, et comment a-t-il pu dépasser ce jugement ?

P.B: En tant qu’observateur étranger, on ne voit le phénomène Trump qu’à travers les médias qui nous le transmettent. Pour comprendre le phénomène Trump, il faut comprendre l’Amérique. Pour comprendre l’Amérique, il faut comprendre les Amériques. L’Amérique, c’est un immense territoire, plus de 330 millions d’habitants et des personnes qui ne se côtoient pas physiquement. Traverser les États-Unis, c’est comme traverser plusieurs pays différents : la culture, la population, l’économie ne sont pas les mêmes. Donc, pour comprendre le phénomène Trump, il faut comprendre “l’Amérique des Oubliés” : les oubliés de la mondialisation. Des gens qui depuis des décennies ont le sentiment que les politiques gouvernementales les oublient. Sur le plan économique, ceux qui subissent les méfaits de la mondialisation ne sont pas les Américains des côtes, ce sont les Américains qui vivent de l’industrie, qui vivent de la ruralité, et qui ont vu leur pouvoir d’achat, leurs emplois s’évaporer. Et donc, l’Amérique de Trump, c’est celle qui a du ressentiment, vis-à-vis d’un sentiment d’abandon. Ils ne se sentent pas représentés par des gens qui ne comprendraient pas leurs préoccupations.

C.F: Mais, pourtant, ils voient les extraits que l’on peut voir en Europe sur les excès de Trump.

P.B: Eux, vous répondront qu’en face vous avez “l’establishment”, des personnes qui sont dans les arènes du pouvoir depuis des décennies, et qui seraient peut-être moins caricaturaux que Trump, mais n’auraient rien fait pour aider le peuple américain. Les Américains qui votent pour Trump se disent, moi je préfère voter pour quelqu’un qui a des dérapages, mais au moins s’intéressera aux réels problèmes. Il faut surtout comprendre que les deux camps se haïssent. Pourquoi vote-t-on pour Trump ou pour Kamala Harris ? Personnellement je crois encore dans les idées politiques, et le conservatisme attire toujours. Le personnage Trump incarne une forme de conservatisme, malgré ses contradictions. Trump parle de valeurs conservatrices ce que ne fait pas Kamala Harris. Il y a encore une Amérique progressiste et une autre conservatrice. Ça ne se joue pas qu’à travers les personnages. Beaucoup de républicains trouvent que Trump est vulgaire, qu’il peut salir le drapeau des États-Unis, mais ils ne veulent pas soutenir les idées de Kamala Harris. On ne vote pas que pour des personnes, on vote aussi pour des idées et des courants de pensées.

C.F: Si on passe à l’international, la guerre au Proche-Orient bouleverse ces élections. Pourriez-vous expliquer quels sont les avis au sein de la population américaine ? D’où viennent-ils ? Et surtout, comment les candidats ont décidés de se positionner face à ce conflit ?

P.B: Depuis de longues décennies, les États-Unis sont le principal soutien d’Israël. C’est un point stratégique, un point d’ancrage dans le Proche-Orient. Ils sont les principaux soutiens financiers du dôme de protection qu’a Israël. Ce qui se joue depuis plusieurs années, c’est que les mouvements étudiants ont pris parti pour la cause palestinienne. Il y a un conflit de générations entre les personnes de plus de 40 à 50 ans et les personnes de moins de 25 ans. Il est assez dû à l’immigration, par exemple dans le Michigan, il y a une forte population musulmane. Biden a toujours été pro-Israël et Donald Trump aussi. D’une manière générale, l’électorat de Trump est bien plus pro-israël que celui de Biden. L’aile gauche des démocrates pousse fortement pour une reconnaissance de la cause palestinienne. Alors, il a fait quelques pas timides vers la dénonciation du régime de Netanyahu. Kamala Harris a repris le flambeau, elle est dans le “en même temps”, elle essaye de protéger cette base à gauche, tout en maintenant son soutien à Israël. Trump, lors du débat, a notamment insinué que si Harris était élu, Israël ne tiendrait pas deux ans. Cela semble largement exagéré, Israël ne pourrait pas se passer du soutien américain, donc le positionnement des américains est très important.

C.F: Pour les Européens, ces élections sont compliquées à comprendre. Comment peut-on décrire la démocratie américaine ? En comparaison, est-elle aussi fonctionnelle et représentative que la démocratie française ?

P.B: C’est vrai qu’en tant que français ça nous paraît très étrange. On peut avoir le plus grand nombre de voix nationalement mais finalement ne pas gagner les élections. Hillary Clinton en 2016 gagne le vote populaire et perd les élections. En tant que français, on a un état unitaire et relativement centralisé, donc toutes les voix sont les mêmes. Aux États-Unis, ce n’est pas vraiment le cas. Cela dépend de l’État dans lequel vous êtes : les États-Unis sont un État fédéral. C’est lié à l’histoire américaine. L’histoire des États-Unis, c’est l’histoire des colonies qui sont devenues des États. Le système électoral américain est donc intimement lié à l’histoire complexe des États-Unis

Pierre Bourgois a publié “Le néoconservatisme américain. La démocratie pour étendard” en 2023, aux Presses Universitaires de France.

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