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ENTRETIEN : Lysiane Métayer, Lorient est « un territoire stratégique »

Lysiane Métayer est ancienne députée, auditrice de l’IHEDN (majeure Enjeux et Stratégie Maritime), ancienne commissaire de la Défense nationale et des forces armées, présidente du groupe d’études “Industries de défense” à l’Assemblée nationale, et réserviste citoyenne de la Marine nationale. Elle a également été rapporteure d’une mission d’information sur les grands fonds marins, dans laquelle elle a formulé la proposition de faire du Pays de Lorient un pôle d’excellence de la dronisation maritime.

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Crédit photo : Baron Sam
Crédit photo : Baron Sam
CSactu: Lorient joue un rôle clé dans l’industrie de défense en France. Quels sont les atouts qui font de cette ville un pôle stratégique incontournable, et quels leviers restent à activer pour renforcer son positionnement ?

Lysiane Métayer : Lorient n’est pas une ville industrielle comme les autres : elle naît d’un projet géopolitique. Fondée au XVIIe siècle par la Compagnie des Indes, au croisement des ambitions navales, commerciales et impériales de la France, la ville s’inscrit dès l’origine dans une logique de projection stratégique. Elle devient un port d’armement, de commerce et de rayonnement. Cette vocation ne disparaît jamais, elle évolue. L’installation de l’arsenal militaire à Lanester au XVIIIe siècle — aujourd’hui site majeur de Naval Group — incarne cette continuité entre tradition et puissance maritime. Lorient est l’héritière d’un ADN stratégique unique en France.

Aujourd’hui encore, Lorient demeure un bastion industriel de la défense navale française. Elle concentre des savoir-faire rares : conception, construction, maintenance de bâtiments militaires de haute complexité. Dans un contexte de tensions géopolitiques et de retour à une “économie de guerre”, ces compétences sont précieuses. Lorient est à la fois un levier de puissance et un enjeu de souveraineté industrielle. Elle doit être reconnue comme un pilier stratégique de la défense nationale.

Cette position s’appuie sur plusieurs atouts : une situation géographique tournée vers l’Atlantique, une présence historique de la Marine nationale, et un tissu industriel performant mêlant grands groupes, PME technologiques et start-ups innovantes. Cet écosystème dense et interconnecté favorise les expérimentations, les transferts technologiques et l’innovation. Les expertises locales en construction navale, systèmes embarqués ou robotique maritime sont reconnues au niveau national et européen.

Il faut maintenant aller plus loin. Renforcer les infrastructures portuaires, accompagner la montée en gamme des entreprises, et positionner clairement Lorient comme centre de référence en technologies maritimes émergentes sont essentiels. Le bureau d’études de Naval Group à Lorient, chargé de la conception du futur porte-avions de nouvelle génération (PANG), illustre ce potentiel d’excellence.

Reconnaître Lorient comme un pilier stratégique, c’est investir dans la France de demain. Cela suppose aussi une reconnaissance politique forte, au plus haut niveau de l’État. Lorient n’est pas seulement un site industriel : c’est un territoire stratégique, qui doit retrouver toute sa place dans l’architecture de défense nationale.

CSactu: L’innovation technologique est un enjeu majeur pour la souveraineté industrielle. Quels projets ou initiatives en Bretagne vous semblent particulièrement prometteurs pour assurer la compétitivité de la région face aux défis de la défense de demain ?

L.M: L’innovation est le fil conducteur de toute politique industrielle d’avenir, et nous en avons fait un axe transversal durant ma présidence du groupe d’études Industries de défense. En matière de souveraineté maritime, un champ stratégique s’impose avec une clarté croissante : celui de la dronisation navale. Qu’ils soient de surface, sous-marins, logistiques ou dédiés à la surveillance des zones économiques exclusives, les drones maritimes dessinent déjà le paysage opérationnel des deux prochaines décennies.

En tant que rapporteure d’une mission parlementaire dédiée, j’ai porté la proposition de faire du Pays de Lorient un pôle d’excellence dans ce domaine. Ce choix s’appuie sur une réalité incontestable : un socle industriel robuste, un ancrage militaire historique, et un vivier de start-ups particulièrement dynamiques. S’y croisent des acteurs majeurs — la DGA, Naval Group, des PME technologiques, des laboratoires de recherche et des écoles d’ingénieurs — qui forment un terreau unique pour faire émerger un écosystème de l’innovation maritime.

Trois domaines apparaissent aujourd’hui comme particulièrement porteurs : l’intelligence artificielle embarquée, les systèmes autonomes collaboratifs, et la cybersécurité appliquée aux environnements navals. 

Dans chacun de ces secteurs, la Bretagne peut jouer un rôle de précurseur, en développant des briques technologiques critiques pour l’autonomie stratégique française, tout en créant des applications civiles à fort potentiel — gestion portuaire, protection environnementale, logistique maritime.

Mais l’innovation ne peut prospérer en vase clos. Elle exige un écosystème cohérent, agile et décloisonné. Il est essentiel de renforcer les coopérations entre laboratoires, industriels, start-ups, forces armées et collectivités. C’est par cette logique de “triptyque renforcé” — recherche, industrie, institutions — que l’on pourra accélérer le développement, la qualification et le déploiement des technologies de rupture.

Faire du Pays de Lorient un laboratoire de la dronisation navale, c’est faire le pari d’une innovation souveraine, ancrée dans les territoires et tournée vers les défis opérationnels de demain. C’est aussi inscrire la Bretagne à l’avant-garde de la transformation stratégique du modèle naval français.

CSactu: La formation et le recrutement sont des enjeux cruciaux pour le renouvellement des compétences dans l’industrie de défense. Quelles solutions concrètes peuvent être mises en place pour attirer et former une nouvelle génération de talents en Bretagne ?

La reconquête de notre souveraineté navale passe aussi, et peut-être surtout, par la formation des talents. Aucun territoire ne peut prétendre peser dans la compétition technologique et industrielle sans une stratégie ambitieuse de développement des compétences. Le Campus des Industries Navales (CINav), basé à Brest et déployé sur plusieurs bassins industriels clés, dont Lorient, constitue à cet égard un levier exemplaire. Ce dispositif national vise à structurer les parcours de formation, à valoriser les métiers du naval, et à renforcer les synergies entre industriels, établissements de formation et institutions. Il agit comme un catalyseur de compétences, au service de la montée en puissance de toute la filière. Mais il doit désormais s’inscrire dans une démarche encore plus large, systémique, tournée vers l’ensemble des besoins de la défense navale du futur.

C’est dans cet esprit que, durant mon mandat parlementaire, nous avons défendu l’idée d’un réseau national de campus de l’industrie de défense au sein du groupe d’études. Ce réseau permettrait de répondre aux besoins croissants en compétences dans des domaines aussi critiques que la robotique navale, l’intelligence artificielle embarquée, la cybersécurité des systèmes, l’électronique ou la maintenance de haute précision. Il s’agirait d’unir les forces des industriels, des universités, des écoles d’ingénieurs et des armées pour co-construire des parcours de formation à forte valeur ajoutée, en lien direct avec les besoins des territoires.

Lorient a toute sa place dans cette dynamique. En tant que carrefour entre opérationnel et innovation, le territoire peut accueillir un campus pilote dédié aux compétences du naval de défense. Un tel dispositif, conçu au plus près des acteurs industriels, permettrait d’ancrer les jeunes talents dans le territoire, de faciliter les reconversions professionnelles, et de faire émerger des profils hybrides, capables de naviguer entre recherche, ingénierie et exigences opérationnelles.

Mais cette stratégie doit aussi s’inscrire dans le temps long. Il est essentiel de valoriser les métiers de la défense dès le secondaire, notamment en développant les “classes défense” et des options centrées sur les enjeux maritimes. Cela implique une action volontariste auprès des établissements scolaires, une meilleure information sur les opportunités professionnelles dans la filière, et une attention particulière à l’attractivité de ces carrières auprès des jeunes femmes, encore trop peu représentées.

En investissant dans les compétences, nous préparons dès aujourd’hui la souveraineté technologique de demain. Et Lorient, en tant que territoire de convergence entre formation, industrie et défense, peut devenir un acteur central de cette montée en puissance.

CSactu: La Bretagne abrite plusieurs pôles industriels liés à la défense, notamment Lorient, Brest et Saint-Nazaire. Comment favoriser une coopération efficace entre ces territoires pour renforcer leur impact à l’échelle nationale et internationale ?

L.M: L’enjeu est ici fondamentalement politique : il s’agit de structurer une alliance bretonne de l’industrie de défense, capable de peser à l’échelle nationale comme européenne. Une telle ambition ne peut se limiter à un agrégat d’initiatives locales ou à une addition de compétences territoriales ; elle suppose une vision commune, une gouvernance claire et un discours stratégique cohérent, porté collectivement par les acteurs publics et privés — et soutenu de manière constante par l’État.

Pour y parvenir, il faut sortir des réflexes de concurrence intra-régionale et bâtir une logique de complémentarité stratégique. Chaque territoire breton a ses spécificités, ses forces, son histoire. Il ne s’agit pas de les uniformiser, mais de les mettre en synergie. Brest apporte une expertise scientifique de haut niveau et une capacité reconnue dans la guerre sous-marine. Lorient incarne l’excellence en construction navale, en robotique maritime et en systèmes embarqués. Saint-Nazaire, enfin, dispose d’une puissance industrielle et d’infrastructures lourdes indispensables aux grands programmes structurants. Pris isolément, ces pôles sont solides. Interconnectés, ils deviennent stratégiques.

Cette convergence appelle la mise en place d’une gouvernance régionale dédiée, associant les collectivités, les industriels, les armées et les services de l’État. Ce pilotage collectif est indispensable pour structurer la filière, mutualiser les efforts de recherche et développement, anticiper les besoins en compétences, et répondre avec agilité aux appels d’offres nationaux et européens.

Une telle architecture territoriale, lisible, coordonnée et ambitieuse, donnerait à la Bretagne une visibilité renforcée sur la scène internationale. Elle permettrait de passer d’un tissu d’excellence à un écosystème stratégique, capable non seulement de répondre aux enjeux actuels, mais aussi d’influencer la définition des futurs standards de l’industrie de défense.

CSactu: Paris reste le centre décisionnel. Quels moyens la Bretagne peut-elle mettre en œuvre pour peser davantage dans les décisions nationales et défendre ses intérêts industriels ?

L.M: Le poids stratégique d’un territoire ne se décrète pas : il se conquiert. Et cette conquête commence par l’unité de parole et d’action. Un territoire capable de parler d’une seule voix, de formuler une vision claire et partagée, renforce mécaniquement sa légitimité auprès des décideurs nationaux et européens. À l’inverse, la dispersion des discours, la multiplication des initiatives non coordonnées, affaiblissent le message et diluent l’impact.

Dans un environnement institutionnel et économique toujours plus concurrentiel, le lobbying territorial ne peut s’improviser. Il doit s’ancrer dans une architecture stratégique solide, où chaque acteur — élu, industriel, universitaire, militaire — joue sa partition en cohérence avec une feuille de route collective. Cette feuille de route ne peut être uniquement défensive ou conjoncturelle ; elle doit être prospective, ambitieuse, et alignée avec les grandes priorités nationales et européennes : souveraineté industrielle, transition énergétique, sécurité des chaînes d’approvisionnement.

L’efficacité de cette démarche repose sur deux piliers : la constance et la crédibilité. Forte de mon expérience parlementaire, et en tant qu’ancienne présidente du groupe d’études Industries de défense, je mesure pleinement la force d’un message répété avec rigueur, porté par des interlocuteurs techniquement solides, et appuyé sur des résultats tangibles. L’influence ne se proclame pas : elle se construit dans le temps long, par la preuve, la cohérence, et la capacité à faire système.

Structurer un lobbying territorial ne relève donc pas du marketing, mais bien d’un travail politique au sens noble du terme : fédérer, convaincre, agir. Cela passe par la co-construction d’un récit stratégique, une coordination active des acteurs publics et privés, et une exigence constante dans la représentation des intérêts régionaux à Paris.

Si Lorient veut jouer un rôle de premier plan dans la recomposition de la souveraineté maritime française, alors elle doit se doter des moyens humains, politiques et institutionnels pour porter haut et fort cette vision. Non pas en demandant plus, mais en démontrant davantage.

CSactu: Quels sont les défis que Lorient devra relever dans les années à venir, et quel rôle peuvent jouer les acteurs locaux?

Le premier défi que Lorient devra relever est celui de l’adaptation aux ruptures technologiques, qui redéfinissent à grande vitesse les chaînes de valeur industrielles, les modes de production et les usages. L’économie maritime n’échappe pas à cette transformation : robotisation, intelligence artificielle, propulsion décarbonée, cybersécurité des systèmes embarqués… Autant de domaines où il faudra investir massivement en recherche, formation et expérimentation pour rester compétitif.

Le deuxième défi réside dans la montée en compétences humaines. Il ne saurait y avoir de souveraineté maritime sans un tissu humain solide, qualifié, et profondément enraciné dans son territoire. Cela passe par une revalorisation des métiers de la mer — encore trop souvent méconnus ou perçus comme peu attractifs — et par une politique ambitieuse de formation initiale et continue, co-construite avec les industriels et les opérateurs maritimes.

Le troisième défi est celui de la coordination territoriale. La mer est un espace qui relie, pas qui divise. La réussite de la stratégie maritime bretonne dépendra de notre capacité à construire des synergies durables entre ports, centres de recherche, industriels, collectivités et acteurs publics. Il s’agit d’agir en réseau, à l’échelle régionale, pour maximiser les effets d’entraînement et renforcer l’impact collectif.

Dans ce contexte, Lorient se distingue comme un territoire à fort potentiel, capable d’incarner cette ambition collective. Son ancrage historique dans les activités navales, combiné à un tissu industriel dynamique et à une volonté politique affirmée, en fait un candidat naturel pour devenir un pôle de souveraineté maritime. Ce n’est pas simplement un choix symbolique, c’est une orientation stratégique : faire de Lorient un laboratoire d’innovation, un carrefour entre tradition et technologie, et un moteur de l’économie bleue à l’échelle nationale.

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