Depuis plusieurs décennies, les Etats du Moyen-Orient s’imposent comme des acteurs incontournables dans le monde du sport. Par l’organisation de compétitions internationales ou des investissements importants dans de multiples disciples, les pays de la région parviennent à s’affirmer à l’échelle mondiale. Dans cette dynamique, le Bahreïn développe, par son plan « Vision 2030 », d’importants projets et investissements liés au sport.
Pour mieux saisir tous ces enjeux, j’ai eu le plaisir d’interviewer Kevin Veyssière, spécialiste de la géopolitique du sport et fondateur du compte FC Geopolitics. Dans cet entretien, il décrypte le rôle du Bahreïn au milieu de cette stratégie régionale ainsi que les motivations et implications des Etats du Golfe dans le paysage sportif international.
Afin de bien comprendre l’objet de cette interview, je vous conseille de lire d’abord l’article suivant : Bahreïn à la conquête du sport mondial
Pouvez-vous nous présenter votre parcours et comment vous est venue l’idée de créer le compte FC Géopolitics ?
« J’ai fait une licence de droit et de sciences politiques, puis un master de sciences politiques axé sur la communication politique et publique. J’ai commencé ma carrière professionnelle dans le monde politique en faisant la campagne d’Emmanuel Macron en 2017 dans les équipes des réseaux sociaux, j’ai été ensuite collaborateur parlementaire à l’Assemblée Nationale.
La genèse du compte FC Géopolitics m’est venue du fait que j’ai toujours apprécié le sport, notamment en tant que porte d’entrée pour la géographie, l’Histoire et aussi les situations géopolitiques des pays. Il y a toujours eu ce lien en sport et géopolitique pour moi. Par le passé, j’avais pu créer des blogs pour parler des grandes compétitions internationales, mais cela restait assez factuel.
C’est en 2019 que m’est venue l’idée de créer un blog consacré aux histoires mêlant sport et géopolitique, mais surtout pour les vulgariser et aller au-delà du simple blog. Je trouvais le format blog désuet et j’ai préféré vulgariser sur un autre média que sur un simple site. C’est donc passé sur Twitter, car le côté limité et synthétique des tweets qui permettaient de raconter une forme d’histoire, mais aussi la possibilité d’illustrer avec des cartes. Il n’y a rien de plus barbant que de parler de géopolitique sans cartes, car nous ne sommes pas tous au même niveau de connaissances.
J’ai notamment créé le compte à l’occasion des 30 ans de la chute du mur de Berlin, car j’avais écrit un article sur le football et notamment le lien entre football politique et Allemagne de l’Est avec le match de la réconciliation entre l’Union et l’Hertha Berlin qui avaient symbolisé cette réconciliation. Après avoir créé le compte j’ai continué à poster sur twitter, ça a continué à prendre de l’ampleur ce qui m’a permis d’être contacté par des médias ainsi que d’écrire des livres. Aujourd’hui, le compte à 80 000 abonnés sur ses différentes plateformes (Twitter, Instagram, Twitch…). »
Depuis 2008, le Bahreïn développe son plan « Vision 2030 » comme sons voisin saoudien avec une place importante accordée au sport. Des figures importantes comme le prince héritier n’hésite pas à s’afficher en ambassadeur en participant lui-même à diverses compétition. Pensez-vous que cette stratégie relève d’une forme de « sportwashing » ?
« Il y a du « sportwashing » mais c’est davantage la conséquence du plan. Que ce soit le Bahreïn, l’Arabie Saoudite ou le Qatar, ces pays ont tous un plan à diverses échéances, mais ils sont tous confrontés au problème que leurs économies sont dépendantes de leurs activités pétrolières. La question est de savoir ces pays peuvent développer leur économie tout en ouvrant un peu plus leurs portes, pour des pays assez conservateurs à la fois politiquement et socialement, pour s’internationaliser et devenir une grande puissance intermédiaire en fonction de la taille du pays.
Le levier utilisé par le Bahreïn, mais également par l’Arabie Saoudite, c’est le sport ! Notamment en s’inspirant de l’exemple du Qatar qui a mis ça en place depuis 1995, qui avait pour objectif de se faire connaître grâce au sport, leur permettant de développer des relations et être protégés en cas d’attaque de l’Arabie Saoudite. Si aujourd’hui, nous en sommes loin, le Qatar redoutait une invasion par l’Arabie Saoudite à l’époque.
Tous les autres plans qui vont être développés menant au succès du Qatar, avec l’obtention de la Coupe du Monde 2022, va être de mettre du sport pour accompagner leurs plans de diversification économique. Il n’y a pas uniquement qu’un levier sport et d’investissements sportifs, ça va au-delà. Au niveau de l’Arabie Saoudite, les investissements dans les domaines du « divertissement » dont le sport fait partie, car il s’agit du divertissement le plus médiatique, permettent d’attirer le plus d’acteurs internationaux sur son territoire et augmenter sa visibilité. Dans le cas du Bahreïn, le Grand Prix de Bahreïn de Formule 1 est l’un des évènements qui permet de mettre en avant le pays.
Mais vu qu’il s’agit de régimes qui ne sont pas démocratiques où les droits des femmes, des communautés LGBT et minorités ne sont parfois voire même souvent pas respectés avec de multiples atteintes aux droits de l’Homme, le sport permet d’embellir l’image du pays ce qui peut s’apparenter à du « sportwashing ». L’objectif est de rendre le pays plus beau par le sport. Il faut bien prendre en compte que cette pratique s’inscrit dans une stratégie globale de « soft power » pour également permettre, dans le cas de l’Arabie Saoudite, la valorisation d’autres sites culturels et historiques et attirer des touristes occidentaux pour visiter le passé archéologique. Il y a une volonté d’ouvrir le pays et d’essayer d’améliorer et d’apporter des évolutions, certes mineures à nos yeux d’Occidentaux, mais qui pour eux prennent du temps et sont majeurs pour être en capacité d’avoir une meilleure image pour leur stratégie d’investissements internationaux et d’être médiatisés par le sport. »
Le Bahreïn développe une importante politique de naturalisation d’athlètes étrangers en provenance de pays en guerres ou instables politiquement/économiquement. Le royaume a du récemment mettre fin à cette politique suite à divers scandales sur fond de dopage, pensez-vous que cette contrainte va permette à des athlètes natifs du Bahreïn de s’imposer ou plutôt engendrer une parenthèse dans les performances sportives du royaume ?
« Certes, le Bahreïn n’a pas beaucoup d’habitants mais il faut surtout regarder la part de la population qui pratique une activité sportive et s’il y a une politique de l’Etat pour mettre la population bahreïnie au sport. Il faut aussi voir s’il y a une volonté de former des sportifs d’élite, là-dessus le Qatar a lancé l’ « Aspire Academy », à voir si le Bahreïn met en place cela aussi. Il y a une logique de mimétisme au Moyen-Orient, si le voisin fait, on a envie de le faire.
Sachant que le Bahreïn et le Qatar ont à peu près les mêmes similitudes démographiques mais pour le Bahreïn compte tenu de la taille de la population, ils vont se concentrer sur des sports « rois » comme le football avec des possibilités de qualification pour la coupe du monde 2026 car il y aura plus de places. Pour d’autres sports, dans lesquels ils n’ont pas d’appétences, où il faudrait plus de temps pour avoir des résultats de nature mondiale et olympique, ils vont davantage naturaliser. Ils ne vont pas non plus naturaliser à outrance, car cela peut apporter de nombreuses critiques, ce qui est notamment arrivé au Qatar pour les championnats du monde de handball en 2015 où il y avait très peu de natifs qataris dans l’équipe. Pour des sports comme l’athlétisme, les pays du Moyen-Orient ont des connexions avec les pays d’Afrique de l’Est et que les niveaux en Ethiopie et au Kenya sont très relevés. Il y a une course pour capter les talents et ensuite essayer de décrocher une médaille olympique, symbole de prestige notamment dans une logique de soft power et de compétition régionale par le sport. »
Depuis 2016, la Russie a été contrainte à concourir sou bannière neutre en raison de cas de dopages répétés dans des compétitions internationales. Le Bahreïn pourrait-il être forcé à concourir sous bannière neutre on raison de ses multiples infractions aux règlements sportifs ?
« Le scandale du dopage russe a été révélé via le documentaire Icare où Grigory Rodchenkov, alors directeur du laboratoire anti-dopage de Moscou, révèle l’existence d’un système de dopage d’Etat organisé par la Russie notamment lors des JO de Sotchi et avant. Il s’agissait d’un dopage d’Etat, et ce, à tous les niveaux. Ce qui est différent du Bahreïn, c’est qu’il y a plusieurs cas dans des disciplines différentes. Il faudrait faire des comparaisons pour des cas de dopage similaires dans d’autres pays. Il n’y a pas suffisamment de cas ou un système de dopage généralisé pour entraîner une sanction aussi forte que pour la Russie à l’occasion des JO de Tokyo où ils avaient dû concourir sous bannière neutre.
Si la Russie a été condamnée aussi fortement, c’est qu’il y avait de la géopolitique derrière. Il y avait un relent de guerre froide, c’était un bon prétexte pour les Etats-Unis de pousser pour la mise en place d’une sanction forte envers la Russie, même si son application s’est avérée assez peu lisible. Les athlètes avaient pu défiler avec des tenues, un hymne qui rappelait la Russie ou des athlètes étaient connus pour leur nationalité lorsqu’ils jouaient contre d’autres équipes. Ce n’était donc pas si neutre comme cela peut l’être aujourd’hui. Seuls si d’autres cas surviennent et qu’un système de dopage à l’échelle de l’Etat venait à être avéré, le Bahreïn ne devrait pas concourir sous bannière neutre. »
Le Bahreïn parvient à se faire une place par ses investissements dans différentes disciplines. Comme l’Arabie Saoudite, le royaume a notamment investi dans le football et particulièrement le Paris FC, mais également dans le cyclisme. Vous avez publié un livre en 2023, intitulé « La mondialisation du rugby reste incomplète », pensez-vous que le rugby pourrait devenir la prochaine cible des investisseurs et des puissances du Golfe ?
« Je pense que ça peut être le cas, notamment pour accueillir des compétitions. Mais je ne pense pas que les infrastructures sportives du Bahreïn le permettent, ce sera plus dans le viseur de l’Arabie Saoudite ou du Qatar pour accueillir des matchs. Le cas du rugby pour le Moyen-Orient est assez particulier, les Emirats Arabes Unis sont bien avancés sur le sujet en raison des nombreux expatriés britanniques, notamment dans l’émirat de Dubaï. Ces expatriés ont notamment permis une appétence pour le rugby à 7 et la mise en place d’un tournoi qui a pris de plus en plus d’importance. Les Emirats ont quelques résultats mais ils sont encore très loin de se qualifier dans des grandes compétitions.
Le meilleur vecteur pour un pays qui n’a pas de tradition de rugby est de se lancer dans le rugby à 7. En effet, on a pu le voir lors des JO avec équipes en provenance du Kenya ou la Jamaïque. On ne verra jamais ces équipes en rugby à 15, car cela nécessite beaucoup plus de postes et où les règles sont davantage techniques. Le Bahreïn, compte tenu de sa démographie et de ses investissements plus limités que ses voisins, ne va pas s’éparpiller partout. Ils vont peut-être suivre des investissement dans d’autres pays, comme pour le Paris FC, en associant la marque Paris avec le Bahreïn. »
Peuvent-ils aussi investir dans des clubs de rugby connus, sur le modèle de l’Arabie Saoudite avec le groupe Manchester City, en apposant leurs sponsors ? Cela leur permettra-t-ils d’augmenter leur visibilité ?
« Je ne pense pas. Le rugby est populaire, mais reste un sport de niches. L’idée reste d’être présent dans le monde, dans des sports comme le football. L’objectif des pays du Moyen-Orient reste avant tout d’accueillir des matchs entre les meilleures sélections voire même organiser une compétition sur leurs territoires. Si l’Arabie Saoudite et le Qatar décident d’investir, le Bahreïn suivra. Je ne pense pas que le Bahreïn sera le fer de lance de cet investissement dans le rugby. »
Selon vous, quel Etat du Golfe va dominer cette course au sport ? Est-ce que de nouveaux Etats du Moyen-Orient peuvent ou vont émerger dans les années à venir ?
« Au Moyen-Orient, le sujet va rester relativement limité. Pour les grands événements sportifs internationaux, l’Arabie Saoudite va notamment accueillir la coupe du monde 2034 et qu’il y aura ensuite une logique d’organiser les Jeux olympiques. Mais vu que cela nécessite plus d’infrastructures et que les relations sont moins tendues que par le passé, on peut imaginer une logique de faire briller tout le Moyen-Orient en organisant des JO à l’échelle du Golfe. Si ce n’est pas actuellement dans les discussions, cela peut être l’une des possibilités.
L’Arabie Saoudite est aujourd’hui le pays le plus à même d’organiser des JO car ils disposent de plus de moyens pour développer des infrastructures, alors que le Qatar a déjà dû faire sortir plusieurs stades de terre avec toutes les polémiques liées à l’organisation de la coupe du monde 2018. Des JO au Qatar nécessiteraient toujours plus d’infrastructures, il y aura aussi beaucoup de critiques voire de boycott autour de cela.
Au niveau du Golfe, c’est donc l’Arabie Saoudite qui réalise des investissements massifs, suivi du Qatar. Ensuite, pour les Emirats Arabes Unis cela va dépendre des volonté des deux émirats qui composent le pays et qui se font parfois concurrence pour accueillir des événements sportifs. Le Bahreïn suit derrière, mais reste le plus petit Etat du Golfe, avec des moyens limités et est sous perfusion financière de l’Arabie Saoudite, ce qui limite son champ d’action. Leurs investissements sportifs sont présents dans un objectif de valorisation du pays à l’international par le soft power, sans que cela ne vienne gêner le voisin saoudien. »
Un projet de CDM partagé entre tous les Etats du Golfe est-il irréalisable dans l’immédiat ?
« Comme la coupe du monde 2034 aura lieu en Arabie Saoudite et que le pays dispose déjà des stades, lié à une ferveur populaire présente autour de certains clubs. Faire une autre coupe dans le Golfe Persique semble irréalisable car la FIFA a un système de rotation des continents, lié au fait que la FIFA reste une organisation à but non-lucratif et souhaite ouvrir la compétition à de nouveaux marchés. La coupe du monde 2030 permettra une ouverture aux pays du Maghreb et une certaine partie de l’Afrique. La compétition de 2010 en Afrique du Sud n’était le coeur de l’Afrique, peut-être que l’idée sera de se tourner vers l’Inde et l’Indonésie ou alors en Afrique notamment au Rwanda. »