De quoi ça parle ? : Anora travaille dans un strip-club de New York lorsqu’elle rencontre Ivan, le fils d’un milliardaire russe de passage aux États-Unis. L’alchimie semble instantanée entre eux, et ils décident de rapidement se marier à Las Vegas. Anora vit son conte de fées, mais lorsque les parents du jeune époux apprennent son mariage avec une travailleuse du sexe, tous les moyens deviennent bons pour faire annuler cette union.
Qu’est-ce que j’en pense ? : Beaucoup se sont exprimés au sujet d'”Anora”, aficionados de Baker comme néophytes en la matière. Dès son passage au dernier Festival de Cannes, et malgré des retours critiques et publics globalement très bons, nous avons régulièrement entendu qu’”Anora” serait une Palme “tiède”, un peu trop consensuelle et lisse, malgré ses qualités indéniables. Si je ne pense pas qu’apprécier un film au regard des récompenses qu’il obtient soit une bonne grille de lecture, je trouve néanmoins ces légères attaques infondées.
Selon moi, “Anora” n’a pas à rougir de sa Palme d’Or. Certes, il n’a peut-être pas l’envergure démesurée d’un “Parasite”, ou la puissance subversive d’un “Titane”. Mais “Anora” a pour lui d’être un film hautement rafraîchissant dans un paysage cannois venant rarement récompenser une œuvre pour sa portée comique et accessible, tout en restant pertinent dans son fond. Tant de qualités qu’est, donc, ce sublime “Anora”.
Parlons du film pour ce qu’il est, une œuvre touchante, hilarante, grand public et passionnante, et à ces titres, méritant grandement sa Palme d’Or, quand bien même il ne s’inscrirait pas dans les canons du Festival. Ce qui en fait une récompense unique.
Une nouvelle fois, Baker renoue avec son sujet de prédilection et s’intéresse aux travailleurs et travailleuses du sexe. Dans “Red Rocket”, son précédent film, il revenait sur le parcours d’un ancien acteur porno incapable de s’adapter à sa déchéance sociale Avec “Anora”, il relate l’apparent conte que vit une jeune strip-teaseuse en quête de l’ascenseur social qu’elle pense avoir.trouvé en la personne de l’héritier d’un milliardaire russe.
Car le cinéaste s’intéresse également, une nouvelle fois, à la volonté de personnages brisés d’évoluer dans l’échelle sociale, n’étant pas exactement emprisonnés dans le rêve américain, mais étant des américains rêvant d’une autre condition.
Si, pour se faire, Baker a souvent eu recours a un style très satirique, notamment dans “Red Rocket”, voire beaucoup plus dramatique, à l’image notamment de “The Florida Project”, il fait montre ici d’une écriture souvent présente mais dont il a rarement autant usé : l’humour. Et de fait, “Anora” est un film véritablement hilarant, menaçant constamment de verser dans le pur drame mais n’y allant jamais des deux pieds. Et voir un fond aussi lourd et difficile traité avec tant de légèreté, mais jamais une once de mépris, constitue un jeu de funambule réussi ici avec brio.
L’illustration de cette parfaite balance entre humour direct et obscurité sous-jacente serait la très commentée scène pivot du film, arrivant environ à la moitié : Anora vient de se marier avec son prince charmant lorsque trois gardes du corps de la famille font irruption dans leur maison pour rompre cette idylle. Le prince charmant s’enfuit, laissant Anora seule avec les trois malabars. Habituellement, cette scène aurait pu être traitée de deux manières : Anora va subir de graves violences, ou bien le burlesque va prendre le pas et livrer un numéro de Benny Hill. Baker fait le choix d’embrasser ces deux possibilités.
Ainsi et sans trop en dévoiler, cette scène centrale d’une vingtaine de minutes va enchaîner les rebondissements au sein de cette même maison, provoquant l’hilarité générale par une action constamment renouvelée par une écriture extrêmement précise, tout en flirtant avec le malaise en laissant planer le doute que la situation peut basculer à tout moment, Anora étant en position de faiblesse après tout.
Renversant donc constamment les attentes, “Anora” parvient donc sans aucune peine à tenir ses 2h20 de durée, dont on ne sent pas passer une seule minute, et étant en plus d’un vrai message (sur lequel je reviendrai après) un vrai bon moment de cinéma. Pour rappel, ce film hilarant et très divertissant a remporté une Palme d’Or. Est-ce seulement déjà arrivé ?
Mais sortons du détail, et questionnons la représentation de la sexualité dans le film, notion importante de par le métier de la protagoniste principale. Il n’est pas rare que les travailleurs et travailleuses du sexe soient abordés au cinéma. Souvent, ils le sont par un prisme résolument décorrélé du réel, à l’image de “Pretty Woman” ; parfois, ils le sont par un biais tragique, naturaliste et plombant. Dans “Anora”, le métier de strip-teaseuse n’est pas employé à des fins de ressort scénaristique, mais est bien présenté comme un simple métier, qui est tout ce qu’il y a de plus normal.
À cet égard, je remarque une scène simple, rapide et plutôt anecdotique dans le récit, mais traduisant toute la bienveillance de Baker : Anora est en train de réaliser une danse devant un client aux côtés d’une de ses collègues, à qui elle propose par un geste de la main une pause cigarette. Suite à cela, elle va en salle de pause manger dans son Tupperware. Cela paraît peut-être bête ou inutile, mais cela montre en réalité, simplement et sans mots, que ce métier ressemble finalement à n’importe quel autre.
Si ces professions ont donc rarement été si bien montrées, qu’en est-il de la représentation de la sexualité et des scènes de sexe dans le film ? À en montrer tant quitte à ancrer son récit dans ce milieu, Baker sombre-t-il dans une certaine forme de voyeurisme ?
Fort de nombreux films traitant de ce sujet et d’un indéniable talent de metteur en scène, Baker parvient avec brio à représenter le sexe à l’écran, sans jamais trop en faire ni trop nous en cacher. De la même manière qu’il va filmer la profession d’Anora sans peur mais sans emphase, mais simplement telle qu’elle est, il en sera de même pour les scènes de sexe et de sexualité. En effet, à l’instar de la scène d’introduction, consittuée d’un travelling présentant les travailleuses du sexe en pleine performance liée à leur travail, Baker parvient à ne jamais sexualiser à outrance les personnages tout en ayant le courage de nous les montrer pourtant de plein cadre.
En n’ayant pas recours à des gros plans ou inserts grossiers, par exemple, le cinéaste filme d’une magnifique manière le sexe, en nous le présentant comme une chose jamais vulgarisée, mais bien belle et naturelle. Et en ça, l’accumulation de scènes de cette teneur n’est jamais dérangeant.
“Anora” est un film survolté, électrique et électrisant, doté d’une bande originale très pop et de couleurs et lumières vives et marquées. La mise en scène du cinéaste se met au niveau de ce magnifique enrobage, venant perpétuellement rythmer un récit qui ne laisse jamais le spectateur sur le côté.
En cela, il faut bien reconnaître que le métrage est passionnant et hautement divertissant. Mais il n’a pas peur de nous confronter au dur retour à la réalité de son personnage, jusqu’à une sublime scène de fin, que je ne dévoilerai pas ici mais qui représente l’aboutissement de toute la quête initiatique de son personnage d’une très belle manière.
Enfin, il est impossible de ne pas conclure par l’éblouissante performance de la jeune Mikey Madison, encore peu connue du public malgré des seconds rôles dans “Scream V” ou “Once Upon a Time in Hollywood”. En dépit de sa toute jeune carrière, l’actrice délivre une interprétation d’une puissance et d’un naturel rares, incarnant à la perfection ce personnage fort et haut en couleurs qu’est Anora. La comédienne assume pleinement et de manière vraiment intrépide ce rôle qui permet à son talent d’exploser. Sans aucun doute l’une des plus grandes performances de cette année, un Oscar est-il en vue ?
“Anora” est un film expérience, si humain et sincère qu’il se vit comme un ride avec ses personnages, mobilisant l’attention, les préjugés, les attendus et les sentiments de celui ou celle qui le regarde. S’il est ainsi assez difficile pour moi de poser des mots dessus, il n’en reste pas moins un moment marquant de mon année filmique, qui m’a autant fait rire aux éclats qu’il m’a touché en plein cœur.
Il s’agit là d’une proposition assez unique malgré les apparences, qui se digère et continue de grandir après le visionnage. Et n’est-ce pas là la marque d’une belle Palme d’Or ?